Toutes les recettes imaginées jusqu’à maintenant pour tirer vers le haut la cinquantaine d’entreprises publiques, dont une vingtaine a été transformée en sociétés commerciales, se sont avérées un échec. Il faut se rendre à l’évidence aujourd’hui que le problème ne réside pas dans l’ambiguïté du statut juridique accordé de manière informelle, mais plutôt dans les pratiques de gestion qui demeurent peu orthodoxes, estiment bon nombre de spécialistes. C’est une réalité d’évidence que l’État est connu partout pour être « le pire actionnaire » dans une entreprise. Ce qui l’intéresse, ce sont seulement les dividendes qu’il peut en tirer.
Pendant longtemps, les entreprises publiques ont fonctionné dans cette logique au point que toutes sont devenues au fil du temps un fardeau pour l’État propriétaire lui-même. Comme celui qui veut noyer son chien l’accuse de rage, l’État, lui-même, ne se gêne pas de traiter de « canards boiteux » ses propres unités de production. Si les sociétés d’État se trouvent dans une situation de quasi-faillite, ce n’est pas que les mandataires qui les ont gérées sont tous incompétents. Parmi ceux qui viennent d’être nommés par le président de la République, on retrouve quelques-uns ayant le profil managérial requis. Les causes de contreperformances économiques et financières des entreprises publiques sont certainement à chercher ailleurs.
Les sociétés publiques dans la colonie
Ce n’est pas que les nominations dans les entreprises publiques sur fond de clientélisme politique et de népotisme soient en soi une mauvaise gestion. Il y a véritablement un problème de culture ambiante : on confond souvent mandat public et politique. Comment comprendre que les sociétés publiques bien que coloniales, aient été bien gérées et réalisant des profits, alors que les mêmes sociétés ne le soient pas actuellement. L’économie de la colonie était contrôlée par des groupes belges, dont la Société générale de Belgique, Empain, Lambert, Cominière. Mais il y avait d’autres sociétés étrangères, peu nombreuses certes, mais qui étaient influentes, comme Unilever. Les grandes entreprises coloniales étaient en fait managées à partir de la métropole.
Concrètement, le Congo fut pour la Belgique un réservoir de matières premières. Grâce à sa colonie, la Belgique était le premier producteur mondial de radium, de diamant, de cobalt, de copal et d’ivoire ; le deuxième pour les noix palmistes ; le troisième pour l’huile de palme ; le quatrième, le sixième et le treizième respectivement pour le cuivre, l’étain, l’or et l’argent. Les richesses minières et agricoles avaient provoqué l’éclosion en Belgique de nouvelles branches d’industrie et la création de nombreux emplois. C’est le cas de la société métallurgique d’Hoboken, qui traitait les métaux non ferreux et fournissait à elle seule du travail à près de 4 000 ouvriers belges tandis que le traitement du diamant employait 15 000 ouvriers environ.
L’apport de la colonie à l’économie belge fut également considérable dans d’autres secteurs comme les transports maritimes, l’ingénierie… Une étude réalisée en 1960 évalua l’impact du Congo sur l’économie belge à 3,3 % du produit national brut (PNB) et à 3,6 % du revenu national. Quelque deux semaines seulement avant la proclamation de l’indépendance en juin 1960, le Parlement belge vota une loi qui offrait aux sociétés coloniales, et de droit congolais, la possibilité de se transformer en sociétés de droit belge. La manœuvre consista à placer ces entreprises sous la protection de l’État belge dont elles contribuaient à l’économie mais aussi à créer des filiales congolaises auxquelles elles feraient apport de leurs actifs, à l’exception de la trésorerie. La plupart des grandes entreprises coloniales saisirent la perche tendue et se muèrent en holdings de droit belge.
Ils ne détenaient dans la plupart des cas comme seules participations que la totalité des titres de leurs filiales congolaises. Elles mettaient ainsi à l’abri leurs avoirs hors du Congo, en cas de nationalisation pure et simple de l’ensemble de l’appareil productif congolais. Il avait été aussi décidé la dissolution des sociétés à charte d’autant plus que la table ronde économique d’avril 1960 avait conclu au transfert du portefeuille de la colonie au nouvel État.
Après la colonisation
Pendant les cinq premières années de l’après-indépendance, le sort des entreprises a été suspendu à l’évolution politique de l’État. Les conflits armés ont perturbé la production, les transports, l’exportation et ont favorisé la fraude. D’où, le déficit de la balance des paiements que le Fonds monétaire international (FMI) a tenté de contenir, en imposant une restriction dans l’exportation de devises. Les entreprises ont éprouvé des difficultés pour assurer le service des emprunts et verser les dividendes aux actionnaires, tout comme pour rémunérer les capitaux. L’inflation a eu des répercussions sur les dépenses salariales et l’importation des équipements. Et l’histoire, dit-on, est un perpétuel recommencement.
L’accord de février 1965 relatif au contentieux belgo-congolais est une étape importante dans l’évolution des actifs belges au Congo. Il a consacré le partage de la dette publique de l’ancienne colonie et de son portefeuille. L’État devenait ainsi actionnaire dans de nombreuses entreprises et même actionnaire majoritaire dans d’autres comme l’UNATRA, principale société de transport fluvial. L’État a aussi fait son entrée dans le capital de l’Union minière à concurrence de 20 %, de la Compagnie maritime congolaise à hauteur de 30 %, de la Forminière à hauteur de 55 %, d’Air Congo à hauteur de 65 %. Enfin, il est devenu également actionnaire dans les filiales des sociétés ayant adopté la nationalité belge en 1960 et 1961. Toutes ces entreprises ex-coloniales avaient des réserves importantes d’argent qu’elles n’injectèrent pas dans leurs filiales congolaises, à la rentabilité limitée, sinon nulle.
Par ailleurs, les sociétés ex-coloniales qui formaient le groupe de la Société générale de Belgique, ont refusé de devenir des « sociétés à portefeuille ». L’accession de Mobutu au pouvoir en novembre 1965 redonna confiance aux milieux politiques et d’affaires belges.
Les maladresses du nouveau régime
Le Congo était encore perçu comme un élément important de l’économie belge en termes d’emploi, de valeur ajoutée aux matières premières, de contribution au revenu national, sans compter les bénéfices des sociétés actives ou en lien avec lui. Mais ils déchantèrent en mai 1966, lorsque le président Mobutu a remis en question le règlement du contentieux belgo-congolais de février 1965. Il imposa également une taxe générale de 7,5 % sur les affaires, sans compter les ponctions fiscales multiples et les impôts indirects élevés. La conséquence est que les marges de profit des sociétés se réduisaient.
Le nouveau régime s’en prit aussi aux sociétés ex-coloniales ayant adopté le droit belge. Une loi du 7 juin 1966 imposa le transfert obligatoire du siège social de ces sociétés étrangères ayant leur principal siège d’exploitation au Congo. Les sociétés qui ne s’y étaient pas conformées, ont été retirées du registre de commerce et interdites d’exercer au Congo. Comme si cela ne suffisait pas, la loi Bakajika (le sol et sous-sol appartiennent à l’État) visait principalement les concessions minières et territoriales accordées sous la période coloniale.
Dans sa quête d’asseoir son autorité, Mobutu avait dans son viseur les milieux d’affaires étrangers dont il recherchait l’engagement à son pouvoir. La gestion des entreprises en pâtit. C’est le cas de l’Union minière dont le refus des dirigeants de transférer le siège de la société au Congo a entraîné la nationalisation de ses actifs congolais en décembre 1966. Mobutu créa alors une société d’État, la GECOMINES, pour les exploiter. Mais une filiale de l’Union minière, la Société générale des minerais, a gardé la main, quant à l’assistance technique et la commercialisation des minerais.
Le processus de dégagement de l’économie zaïroise des influences extérieures se poursuivit en novembre 1973. Quand Mobutu a décidé sous le coup de l’humeur de « zaïrianiser » la plupart des entreprises détenues par des étrangers dans divers secteurs comme la construction, les hydrocarbures, les mines, l’agriculture et l’élevage… L’État a donc repris leurs actifs avant de les confier à des Zaïrois, dont des proches du président Mobutu, ses collaborateurs et les membres de leurs familles ou des fidèles soutiens politiques. L’ignorance et l’incurie des nouveaux propriétaires a entraîné la faillite rapide de la plupart de ces affaires. Mobutu dut faire marche arrière et l’État reprit tout à son compte. Mais cette mesure n’a rien résolu.