Le taux d’imposition des entreprises n’est plus d’actualité en France

La statistique s’est incrustée dans le débat public. Cela fait des années que, régulièrement, on n’entend que les grandes entreprises paient 8 % d’impôt, contre 30 % (au moins) pour les petites, en France. Qu’en est-il en réalité ?

C’est Jean-Luc Mélenchon, candidat à la prochaine élection présidentielle française, invité de l’Émission politique sur France 2, qui s’y est collé : « Aujourd’hui, les grandes sociétés de notre pays payent à peine 8 % d’impôt. Alors que c’est 33 %, alors que les petites boîtes payent 30 %. » Jean-Luc Mélenchon, comme d’autres avant lui, a ressorti une idée reçue sur les taux d’imposition des entreprises qui n’est plus d’actualité, voire ne l’a jamais été. Intox ou désintox. Ainsi, il existerait un écart de 20 points entre l’imposition des petites et grandes entreprises ? Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon ressort ces chiffres, et pour sa défense, il n’est pas le seul à s’appuyer dessus.

Ce chiffre circule en réalité depuis des années : on le retrouve déjà en 2011. Au moment de la publication d’un rapport parlementaire du député LR Gilles Carrez sur l’application des mesures fiscales contenues dans les lois de finance, on peut ainsi lire par exemple  « Certaines sociétés du CAC 40 parviennent même à ne payer pratiquement aucun impôt sur les sociétés, d’après un rapport parlementaire publié (le 6 juillet 2011). Dans les très petites entreprises – celles de moins de 10 salariés -, le taux d’impôt atteint en moyenne 30 % du bénéfice. Un ratio qui tombe à 8 % dans les groupes de plus de 2 000 personnes et disparaît quasiment dans les entreprises du CAC 40. » Revenant sur ce rapport, écrit : « Les grandes sociétés auraient un taux moyen d’imposition de l’ordre de presque 20 points inférieurs à la moyenne des PME , affirme Carrez, qui a consigné ce chiffre dans son rapport. »  Cette fois, le chiffre de 8 % est mis dans la bouche d’un parlementaire : « Le député PS Pierre-Alain Muet, orateur de son groupe sur les questions budgétaires, fait le même constat : « Les PME ne sont pas très loin du taux de 33 % d’IS (impôt sur les sociétés). Les grandes entreprises, au-delà de 2 000 salariés, c’est 13 %. Les sociétés du CAC 40, c’est seulement 8 %. La plus grande entreprise de France, Total, c’est 0 %. » Problème, si pointe en effet que certaines multinationales réussissent à ne pas payer d’impôt, le chiffre de 8 % ne figure nulle part. Mais il met sur la piste, en renvoyant à un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires.

Un chiffre qui date…

C’est de cette étude que provient le chiffre de 8 %, basé sur les taux d’imposition de 2006. Dans ce rapport a été calculé le taux implicite d’imposition qui permet, contrairement au taux facial, d’avoir une vision plus complète du poids réel de la fiscalité des entreprises. C’était la première fois que cette méthode était utilisée. On y lit donc que le taux implicite moyen est d’environ 18 % et que les entreprises du CAC 40 se situent 10 points en dessous de la moyenne. Alors que les entreprises de 1 à 20 salariés ont un taux implicite de 29 à 30 %. Ces deux chiffres sont tirés de deux graphiques différents : l’un sur les catégories d’entreprises et l’autre sur les tailles d’entreprise.

Le chiffre de 8 % existe donc. Mais il date d’une dizaine d’années. Ce qui impose de le prendre avec quelques pincettes. Primo parce que le gouvernement assure que l’écart d’imposition s’est résorbé depuis entre petites et grandes entreprises. Deuxio parce que le chiffre de 8 % est aujourd’hui remis en question. La méthode de calcul du taux implicite d’imposition a en effet évolué depuis 2009, et les résultats diffèrent. « En 2009, c’était la première fois que l’on utilisait cette méthode (du taux implicite d’imposition). On l’a reconstruite de 2007 à 2016 et elle devient plus exacte», explique à Libération le co-rapporteur de 2016, David Krieff. Dans le rapport de 2009, le taux implicite d’imposition était calculé en rapportant le montant de l’impôt sur les sociétés qui devait être payé à l’excédent net d’exploitation.

Une nouvelle méthode de calcul

En 2016, il a été calculé en le rapportant au résultat net d’exploitation. Ce qui permet de « prendre en compte les charges et produits » liés aux brevets, etc. Ainsi, une grande entreprise qui achète un grand nombre de brevets voit son résultat baisser, ce qui donne un taux implicite plus réaliste. Deuxièmement, toutes les entreprises étaient prises en compte, alors qu’aujourd’hui, seules les entreprises bénéficiaires le sont. Ce qui permet là encore de mieux prendre en compte le taux implicite des grandes entreprises selon le rapporteur. Le CPO a donc refait ses calculs pour 2007, 2011 et 2014 avec sa nouvelle méthode. Celle-ci remet en cause de façon spectaculaire l’écart de 20 points annoncé en 2009. Selon le nouveau calcul, en 2007, les grandes entreprises n’étaient pas imposées à 13 % (comme lors de la première évaluation) mais à 22 %. Les PME, elles, restent aux alentours de 30 %. L’écart d’imposition en 2007 n’est donc plus de 20 points mais de moins de 10. Par ailleurs, on observe bien une résorption de l’écart. De 8,2 points en 2007, il est tombé à 4,3 points en 2014. « La taille de l’entreprise ne va pas déterminer son taux d’imposition implicite », explique David Krieff. Les niches fiscales qui permettaient aux grandes entreprises de réduire leur fiscalité ont peu à peu diminué. Ainsi, la limitation du report du déficit passé et la limitation de la déductibilité des intérêts d’emprunts sur la déclaration d’impôts expliquent notamment ce resserrement entre petites et grandes entreprises. Ces dernières bénéficiant plus du report du déficit et de la déductibilité, leur limitation contribue à faire augmenter leur taux implicite d’imposition.

D’éventuelles pratiques d’optimisation ne sont pas prises en compte. Il est donc impossible de dire, comme il y a onze ans, que les entreprises du CAC 40 ne paient que 8 % d’impôt (sans compter que le taux d’imposition implicite ne prend en compte qu’un tiers du poids total de la fiscalité des entreprises). Pour autant, il importe de préciser que les chiffres cités dans toutes les études du CPO ne prennent pas en compte les pratiques d’optimisation fiscale (auxquelles sont plutôt habitués les grands groupes) telles que les prix de transferts. « Il ne peut être exclu que des entreprises multinationales ne localisent artificiellement leurs profits dans d’autres territoires, ce qui relève davantage des outils de lutte contre l’évasion fiscale et l’optimisation agressive que de l’application d’un taux d’imposition différencié », note le rapport. Ce que confirme David Krieff : « Le taux implicite vise à évaluer l’adéquation du droit et l’équité entre entreprises. On essaie de voir si on favorise certaines entreprises par rapport à d’autres dans l’hypothèse où tout est régulé. » Sans prendre en compte les éventuelles pratiques d’optimisation fiscale qui feraient baisser la fiscalité des multinationales, donc. Mais celles-ci n’étaient pas non plus prises en compte dans le rapport de 2009. Et donc, n’expliquait pas le chiffre de 8%.