L’éducation nationale, creuset délaissé de la démocratie

Pour une fois, les professeurs, objets habituels de controverses, semblent faire l’objet d’une solidarité (presque) sans faille. Il est temps de leur offrir enfin la considération, la protection et la rétribution qu’ils méritent, vu les missions que nous leur confions.

On aurait pu penser que l’assassinat abject d’un enseignant vendredi à Conflans-Sainte-Honorine allait susciter une condamnation unanime et une solidarité sans faille avec les enseignants. Cela n’aura été que partiellement le cas, certains responsables politiques ou commentateurs s’en tenant à une compassion de façade qui leur a permis avant tout de ressasser leurs obsessions sur l’islam radical, sur les islamo-gauchistes, sur la laïcité, etc. Une fois encore, les enseignants et l’institution scolaire ont semblé jouir d’un curieux privilège, qui fait d’eux un objet de controverse permanent, et d’un statut si particulier qu’ils ne peuvent jamais éviter d’être le réceptacle de toutes les attentes et de tous les fantasmes, comme on a pu le voir dans les récupérations éhontées des uns et les mornes autosatisfecit des autres.

Pour comprendre cette singularité et la place très particulière que nous accordons à l’école dans notre conception de la démocratie, il faut revenir à l’histoire. Car l’inconscient d’une institution, c’est l’histoire, disait Pierre Bourdieu en citant l’Evolution pédagogique en France de Durkheim, et c’est bien l’histoire de l’association entre démocratie et éducation qui constitue l’inconscient du drame de Conflans et des réactions qu’il a suscitées.

Dès avant les révolutions démocratiques de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles, des philosophes, des moralistes, des pédagogues (Helvétius, le baron d’Holbach, Filangieri…) ont estimé qu’un régime politique capable d’assurer aux hommes le bonheur, la jouissance paisible de leurs droits et l’exercice de leur liberté ne pouvait s’établir et prospérer sans citoyens libres.

Dans leur esprit, la tâche immense de la fabrique de ces citoyens libres devait incomber à l’instruction publique : il lui revenait d’inventer un homme nouveau, émancipé des anciennes tutelles politiques ou religieuses sur lesquelles reposaient les pouvoirs despotiques du passé et donc capable d’agir en société, de poursuivre ses intérêts et ses idéaux sans empêcher ceux des autres, de décider rationnellement des affaires publiques qui le concernaient.

En somme, la souveraineté populaire n’était concevable qu’adossée à ce travail de libération du jugement, de canalisation des passions et de formation aux vertus publiques que l’école seule pouvait accomplir : «Sans l’éducation de la loi, vous aurez peut-être une Cité, mais vous n’aurez pas de citoyens», écrit ainsi Filangieri en 1785.

L’école, creuset de la citoyenneté ; l’enseignant, artisan de l’émancipation individuelle. Ce sont ces idéaux inséparables du projet démocratique qui ont été attaqués à Conflans, avec la sauvagerie inouïe qu’ils avaient justement pour objet de rendre impossible et inutile en faisant de l’institution scolaire non un sanctuaire hors du monde au sein duquel toutes les différences seraient abolies, mais le lieu où apprendre à les exprimer pacifiquement et à résoudre collectivement les tensions qu’elles peuvent créer.

Le drame de Conflans nous place ainsi devant nos contradictions. Il nous rappelle l’importance des missions de l’école, du collège, du lycée, mais aussi l’incroyable exposition des enseignants, confrontés aux évolutions rapides de la société, aux inégalités croissantes, à la précarité sociale (y compris la leur), aux injustices. Sans trop nous en soucier concrètement, nous nous reposons sur eux et sur leur dévouement pour y porter remède. Mais nous ne nous offusquons guère de voir leur traitement reculer de plus de 1 % par an depuis vingt-cinq ans, d’entendre des personnalités politiques évoquer le ramassage des fraises pour ceux d’entre eux que le confinement du printemps aurait laissés désœuvrés et des journaux, mollement démentis, brandir le chiffre de 40 000 professeurs «décrocheurs» et presque déserteurs, ou encore de découvrir qu’une loi qui renforce le devoir de réserve et d’«exemplarité» des enseignants (au point d’aboutir à des sanctions contre ceux qui en critiqueraient certains aspects) obéit au doux nom d’«école de la confiance».

La mort de Samuel Paty nous oblige. Elle nous oblige à offrir enfin aux enseignants la considération, la protection (autrement que par des fiches pédagogiques ou des consignes ubuesques) et la rétribution qu’ils méritent eu égard aux missions que nous leur confions. Elle nous oblige aussi à demander une révision de la gouvernance de l’école, de plus en plus caporalisée, dans laquelle les enseignants sont marginalisés et décrédibilisés par ceux-là mêmes qui devraient les défendre. Elle nous oblige surtout à rappeler avec eux, inlassablement, ces paroles d’un humaniste du XVIe siècle opposé aux persécutions, Sébastien Castellion, que Stefan Zweig fit siennes : «Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine ; c’est tuer un homme.»

Olivier Christin Historien, directeur du Centre européen des études républicaines (Cedre). Co-auteur des 100 Mots de la République, PUF, 2017.