Avec Marianne et le Garçon noir (aux éditions Pauvert), l’écrivaine Léonora Miano donne la parole aux hommes noirs, ces grands «invisibles», selon l’auteure de la Saison de l’ombre (chez Grasset), prix Femina en 2013, qui a publié cette année, aussi chez Grasset, Crépuscule du tourment (2).
Pourquoi ce livre ?
Pour servir au débat, mais surtout aux garçons noirs qui grandissent en France et qui n’ont pas beaucoup de matière pour se penser. La France n’est pas un pays qui a tellement suscité la parole intime de ses minorités. J’aime les causes compliquées. J’ai l’impression que pour beaucoup, il est difficile d’aimer ces garçons. Est-ce qu’on peut les écouter et les regarder, entendre à quel point ils ne sont pas ce qu’on pense ?
En quoi est-ce différent d’être, aujourd’hui en France, une fille noire ou un garçon noir ?
Tous deux affrontent des préjugés communs, comme l’hypersexualisation des corps. Mais les garçons doivent faire face à des a priori supplémentaires, liés à la violence, à la criminalité… La figure de l’homme noir est construite comme effrayante, quand la femme noire est plutôt perçue comme souffrante, du fait notamment de ce «mauvais homme» que serait son compagnon. On veut la sauver. La société française reste dominée par la figure de l’homme blanc dont elle est encore la possession – c’est lui qui gouverne, lui qui est à la tête des entreprises. C’est lui qui décide qui peut occuper telle ou telle autre place : il sera plus enclin à promouvoir des femmes de groupes minorés, parce que cela lui évite d’être défié par d’autres hommes issus de communautés qui ne sont pas la sienne, mais aussi parce que ce faisant, il les ravit à ceux qui ne peuvent pas leur offrir de telles carrières. Le fait qu’aucun homme issu des minorités ne soit jamais nommé au gouvernement parle très fort des rapports qu’on a avec eux. Dans le nouveau gouvernement, la seule personne noire est une femme. Elle est à la place des Noirs : au sport. Le corps masculin noir n’est apprivoisé que s’il est divertissant, drôle ou sur un terrain de sport. C’est seulement là qu’on considère sa potentielle violence neutralisée. Hors de ces places qui lui sont réservées, il faut le soumettre. Il existe bien sûr des Noirs qui font de beaux parcours professionnels, mais ce ne sont pas ces figures qui sont promues. En France, les Noirs sont représentés dans tous les corps de métier. Mais c’est un secret très bien gardé.
Sentez-vous qu’émerge malgré tout une parole noire ?
Des Afro-féministes aux panafricanistes, des militants de plus en plus nombreux semblent mieux entendus, notamment grâce aux réseaux sociaux. Mais ce qui est nouveau, ce n’est pas tant que les Noirs parlent, ils l’ont toujours fait. C’est que dans la parole de certains, je vois l’affirmation d’une appartenance à ce pays. Quand tu manifestes, quand tu veux signaler ta présence, même si tes façons sont un peu agressives, cela reste le témoignage d’un désir d’entrer en relation. Les gens qui s’en moquent, ceux qui ont décidé de séparer leur chemin de celui du plus grand nombre ne prennent pas la parole. Ça ne veut pas dire que ceux qui ressentent de la haine n’existent pas, mais vous ne les entendez pas. Dans une société qui se permet d’avoir une extrême droite blanche à 30 %, il ne faut pas imaginer que les groupes minorés ne produisent pas eux aussi des extrêmes droites. Tous les Noirs n’aspirent pas à être Mandela. Mais ceux qui parlent en ce moment sont ceux qui veulent appartenir. C’est difficile de dire : «Je suis attaché à ce pays qui ne me fait pas de place.» Alors cet attachement peut se manifester de manière un peu vive. C’est un amour douloureux mais c’est un amour tout de même. Il faut le laisser s’exprimer. Il ne faut pas prendre la mouche dès que les filles annoncent une réunion non mixte. Qu’elles le fassent ! Elles sont jeunes pour la plupart. Qu’elles prennent de la force ! Qu’elles s’apaisent. Dans dix ans, elles feront autre chose. Il faut laisser les gens respirer, et crier quand ils en ont besoin.
En France, écrit Nathalie Etoke dans l’ouvrage que vous dirigez, si les Noirs commencent à s’organiser, ce n’est pas pour se définir par la race, mais pour lutter contre le racisme…
Longtemps, les Noirs français n’ont pas éprouvé le besoin de s’organiser parce que ce n’est pas ainsi qu’on se pense en France. Si la nécessité s’en est fait ressentir, finalement, c’est peut-être parce que la société a failli à tenir ses promesses. Les années 2000 ont été un tournant. Les choses ont commencé à changer avec les attentats du 11 Septembre. Le point culminant a été l’arrivée de Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur, puis comme président. Il y a eu les morts de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois. Le début des années 2000 a été un tournant dans nos vies à tous.
Comment définir la masculinité noire ?
J’espère que la virilité s’accordera toujours au pluriel, que ce soit pour les Noirs ou pour les autres. Ce qui m’intéressait avec ce livre, c’était de voir comment établir une virilité saine quand on est en situation de minorité puisque la masculinité est conçue comme dominante. Comment se pense-t-on homme quand on ne bénéficie pas des privilèges de l’homme ? Est-ce qu’on arrive à inventer une autre manière de concevoir le pouvoir ? Peut-on, de cette place, redéfinir le masculin, hors de toutes les figures imposées de cette société, en résistant aux places assignées – du sport à la délinquance – comme à toutes les formes de castrations diverses et variées ?
Je ne prétends pas que les textes répondent tous de manière claire et directe à cette question, mais je pense qu’à lire certains d’entre eux, on approche des réponses. Il va falloir continuer de creuser la question.
Qui est le garçon noir dont la figure a inspiré l’ouvrage ?
C’est un sujet d’essai en soi. Il en existe divers profils. J’avoue un attachement particulier au garçon noir qui tente d’arracher sa souveraineté à un système qui le réifie, celui qui s’invente, n’attend pas la reconnaissance d’une société qui le méprise, celui qui crée son espace et y règne. Il peut s’agir d’un territoire intérieur, spirituel. Je mentionne cette figure-là en particulier parce qu’elle est insoupçonnée et pourtant présente. Ce ne sont pas seulement les garçons noirs qui voient leur destin lié à celui de l’Afrique.
Il en est ainsi pour tous les Afrodescendants, qu’ils le sachent ou pas. La vision que l’on s’est faite des Noirs est indissociable de l’image du continent telle que construite non seulement par le regard euro-centré, mais par l’action de l’Occident sur cette région du monde.
Lorsque les Noirs seront perçus comme issus d’un espace souverain et puissant, le mépris cessera. Il faut donc adhérer à la démarche panafricaniste et ôter ses chaînes à l’Afrique.