Les « eaux mortes », cet étrange phénomène qui freine les bateaux

En 1893, le navire de l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen s’est retrouvé freiné par une force mystérieuse, alors qu’il naviguait au nord de la Sibérie. Ce phénomène dit d’« eaux mortes », souvent observé par les marins, a été étudié en détail par une équipe pluridisciplinaire de scientifiques français.

Tout à coup, en pleine mer, les bateaux se retrouvent freinés ou stoppés. Sans raison apparente. Ce phénomène marin a été rapporté pour la première fois par l’explorateur Fridtjof Nansen en 1893. Alors que son bateau Le Fram naviguait au nord de la Sibérie, il a été freiné par une force mystérieuse. « Nous avons fait des détours le long de notre route, voire des boucles complètes, essayé toute sorte de ruses pour nous échapper, en vain », raconte le Norvégien. Comment l’expliquer ? Une étude française parue le 8 juillet dans la revue PNAS s’est penchée sur la question.

« L’eau morte est un phénomène assez courant. Ce ralentissement se produit lorsqu’un navire navigue dans une mer où se mélangent deux couches d’eau de différente densité, par exemple une couche supérieure moins salée et une couche supérieure plus salée », explique aux « Echos » Germain Rousseaux, chercheur à l’Institut Pprime du CNRS à Poitiers, qui a mené l’étude. D’ailleurs, dès 1904, l’océanographe et physicien suédois Vagn Walfrid Ekman a reproduit cet effet dans un aquarium. Il a montré que les vagues, formées sous la surface, à l’interface entre la couche d’eau salée et la couche d’eau douce, interagissent avec le bateau, jusqu’à le freiner.

Mais l’équipe de chercheurs français, composée de physiciens, de mécaniciens des fluides et de mathématiciens, s’est rendu compte que le phénomène était plus complexe que cela. « On a reproduit les expériences d’Ekman en laboratoire, raconte Johan Fourdrinoy, spécialiste en interaction ondes-courant. On a effectivement observé que le bateau était ralenti, mais aussi qu’il subissait une oscillation de vitesse ». Cela avait aussi été observé par Ekman, dans certains cas de figure, sans qu’il puisse l’expliquer.

Le bateau « comme sur un tapis roulant »

« Le gros de notre travail a été de dissocier ces deux effets », poursuit Johan Fourdrinoy. Le premier effet de ralentissement, baptisé « résistance d’ondes internes à la Nansen » par l’équipe de chercheurs, est dû à « une vague qui va s’accrocher sous le bateau ». Le deuxième, celui de l’oscillation, est provoqué par une accélération du bateau et produit « une vague qui se comporte comme un tapis roulant bosselé ». Les scientifiques l’ont appelé « résistance d’ondes internes à la Ekman ».

« On a remarqué que cet effet est accentué lorsque le bateau se trouve entre des berges, par exemple à l’entrée des ports ou à l’embouchure des fleuves », ajoute Germain Rousseaux. Les scientifiques ont résolu ce mystère notamment grâce à des expériences dans des grands bassins, avec des bateaux d’une vingtaine de centimètres, mais aussi grâce à de nouveaux modèles mathématiques qui leur a permis de simuler ces effets très précisément.

A l’origine de cette découverte, les chercheurs français cherchaient à « savoir si le phénomène d’eaux mortes a pu jouer un rôle dans la bataille d’Actium ». Cette grande bataille navale s’est déroulée dans le Golfe Ambracique en -31 av. J.-C. après l’assassinat de Jules César. Octave, fils adoptif de Jules César, remporte la victoire face à Marc-Antoine, allié à Cléopâtre. « A l’embouchure de ce Golfe, la profondeur d’eau est très faible et de l’eau douce s’y déverse », un contexte favorable aux eaux mortes, note Germain Rousseaux. Ce phénomène marin a donc pu avantager les frêles navires d’Octave face aux gros bateaux de Marc-Antoine.

Leïla Marchand