Ces derniers jours, les résultats des élections de mi-mandat ont souvent été comparés en France et aux Etats-Unis à un «match nul» ou une «victoire partagée» entre républicains et démocrates. En effet, le Congrès est désormais divisé entre une Chambre des représentants sous contrôle démocrate et un Sénat à majorité républicaine. Bien qu’elle semble en apparence conforme à la réalité, cette analyse est fallacieuse.
En réalité, ces élections ont constitué une éclatante victoire démocrate. Outre leurs probables 38 nouveaux sièges à la Chambre, leurs 7 nouveaux postes de gouverneur et leurs centaines de nouveaux et nouvelles élu·e·s dans les assemblées d’Etat, les démocrates ont rassemblé une vaste majorité du vote populaire. Le scrutin pour la Chambre, qui concerne l’ensemble du territoire national et a connu un taux de participation élevé, exprime un soutien massif au parti démocrate, dont les candidats ont obtenu 4,5 millions de voix de plus que leurs adversaires républicains (51,4 % contre 46,9 % pour les républicains). Comment donc expliquer la division du Congrès alors que le parti républicain est si minoritaire ? Pourquoi cette situation s’est-elle si souvent répétée au cours des dernières années ? La réponse à ces questions réside largement dans la suppression du droit de vote de millions de citoyens et citoyennes à travers le pays.
Ces dernières décennies, les élus républicains au niveau local et fédéral ont travaillé à la restriction du droit de vote des minorités raciales, des pauvres et des jeunes, davantage susceptibles de voter démocrate. Depuis 2010, des dizaines de lois restreignant l’accès au vote ont été adoptées par 24 Etats, principalement dirigés par une majorité républicaine. Ces mesures sont de nature variée : découpage électoral ubuesque, exclusion du vote d’anciens condamnés, fermeture ou déplacement de bureaux de vote, preuves d’identité tatillonnes, blocage des nouvelles inscriptions, purges inopinées des listes électorales, etc. Ainsi, 1,4 million d’anciens condamnés sont privés du droit de vote en Floride, un Etat stratégique qui a décidé de l’élection présidentielle de 2000 [finalement remportée par George W. Bush, ndlr]. Ces dernières années, 214 bureaux de vote, principalement situés dans des quartiers populaires, ont été fermés en Géorgie, tandis que 1,5 million d’électeurs étaient rayés des listes électorales. Mardi dernier, grâce au découpage partisan des circonscriptions électorales, les républicains sont parvenus à remporter 10 des 13 sièges dévolus à la Caroline du Nord à la Chambre avec 100 000 voix de moins que les candidats démocrates. Toutes ces pratiques renforcent en retour une abstention massive.
Comme le montrent de nombreux travaux, cette histoire est ancienne (1). Malgré l’adoption de quatre amendements à la Constitution abolissant l’esclavage (1865), protégeant la citoyenneté des noirs (1868), garantissant le droit de vote des hommes noirs (1870) puis celui des femmes (1920), les Afro-Américains ont été pendant plus d’un siècle exclus du processus électoral par la loi (suffrage censitaire, tests d’alphabétisation, etc.) ou la violence (intimidation, agressions, meurtres). Jusqu’au passage du Voting Rights Act en 1965, grâce auquel les suprémacistes blancs ont réussi à priver l’immense majorité des noirs du droit de vote dans le Sud. Depuis lors, de nouvelles mesures de restriction, légitimées par la lutte contre la fraude électorale pourtant insignifiante du point de vue statistique, ont été mises en place pour contrer l’augmentation sans précédent du nombre d’électeurs noirs et latinos.
Ces mesures se sont multipliées à la suite de l’arrêt controversé de la Cour suprême dans Shelby County, Alabama v. Holder (2013). Cette décision a supprimé une disposition centrale du Voting Rights Actimposant à certains Etats et comtés (Virginie, Caroline du Sud, Géorgie, Alabama, Mississippi, Louisiane, Texas, Alaska, Arizona, certains comtés de sept autres Etats) une supervision fédérale de leur législation électorale. Arguant de la fin des discriminations raciales en matière électorale et de la défense de la liberté des Etats, la majorité conservatrice de la Cour a déclaré cette disposition obsolète, permettant de fait l’adoption de dizaines de lois restreignant l’accès au vote.
L’histoire récente de la restriction du droit de vote aux Etats-Unis est liée aux profondes évolutions démographiques dans le pays. En 2008, l’accession de Barack Hussein Obama à la tête du pays grâce à une vaste coalition multiraciale a concrétisé pour nombre d’Américains une hantise séculaire : la fin de l’Amérique blanche. Une large part de la population blanche considère en effet appartenir à un groupe en train de devenir minoritaire – une évolution qui mobilise l’extrême droite contre le «génocide des blancs». Porte-parole de ce racisme viscéral, le parti républicain ne peut l’emporter en ne s’appuyant que sur cette base démographique restreinte.
Jusqu’à présent, la stratégie de restriction du droit de vote a fonctionné. En 2000 et 2016, l’accession au pouvoir des deux derniers présidents républicains s’est faite avec une minorité du vote populaire, une situation inédite depuis 1888. Bien que le parti républicain ait perdu le vote populaire de six des sept dernières élections présidentielles, son influence politique s’est renforcée. Les midterms de 2018 s’inscrivent dans cette histoire de longue durée : la restriction du droit de vote a permis de bloquer l’élection de gouverneur·e·s noir·e·s en Géorgie et peut-être en Floride, et a coûté aux démocrates un nombre élevé d’élu·e·s aussi bien au Congrès que dans les assemblées d’Etat.
Alors qu’on le croyait acquis, le droit de vote fait l’objet d’une nouvelle bataille dans le pays. De nombreuses campagnes ont été lancées, comme en Floride où la réinscription des anciens condamnés sur les listes électorales a été adoptée par référendum mardi dernier. Les démocrates à la Chambre ont annoncé faire du droit de vote la première de leurs propositions de loi. Les effets éventuels de ces initiatives ne se matérialiseront pas avant plusieurs années. En attendant, Donald Trump peut célébrer sur Twitter une «grande victoire».
(1) Carol Anderson, One Person, No Vote (2018) ; Ari Berman, Give Us the Ballot (2016) ; Michael Waldman, The Fight to Vote (2016).