Bien avant les promesses du Brexit, l’Angleterre a connu des périodes de liens intenses avec le continent. Intenses car ils étaient faits de migrations successives, qui ont profondément associé l’histoire de l’Europe et celle de l’île, où l’unité des populations britanniques s’est en fait construite assez tardivement. Or dans cette histoire de migrations humaines et d’invention politique, le XIIe siècle est un moment de pivot, au cours duquel les intellectuels mettent en ordre ce qu’ils estiment être le passé du royaume… mais aussi son avenir.
C’est ainsi que Geoffroy de Monmouth, un ecclésiastique originaire du pays de Galles, se lance dans l’écriture des Prophéties de Merlin. Il s’inspire de légendes qui circulent à l’époque, véhiculées par des bardes itinérants, très importantes dans la culture galloise mais probablement connues aussi de la population anglaise, et même des rois qui y font parfois allusion.
A première vue, les prophéties ressemblent à un prequel des chevaliers de la Table ronde. On y voit Merlin enfant annoncer l’avenir du peuple breton. On y croise des dragons, des lions, des lynx, des aigles et des loups de mer ; Arthur sous les traits du sanglier de Cornouailles luttant pour reconquérir son royaume et le héros Cadwaladr forcé de s’exiler en petite Bretagne. Pourtant, le décor est local : la Tamise s’y change en fleuve de sang et la tour de Londres se construit sur un arbre à trois branches. C’est que les Prophéties racontent de manière allégorique la promesse d’un Brexit médiéval : alors que les Bretons étaient la première population installée dans l’île, ils ont progressivement été défaits au VIe siècle par l’arrivée des Saxons (ou Anglo-Saxons), l’un des peuples germaniques dont les migrations accompagnent la chute de l’Empire romain. Retranchés depuis au pays de Galles, les Bretons continuent à parler une langue celtique, à se raconter les prophéties de Merlin, et à rêver du Brexit : le jour où les «vrais» Bretons chasseront les Anglo-Saxons.
Geoffroy de Monmouth est probablement le premier à mettre ces histoires galloises à l’écrit. Il le fait dans un beau latin, en reprenant de manière fantastique le déroulé de l’histoire insulaire. Après l’arrivée du «serpent germanique» – les Anglo-Saxons – appelé à régner plusieurs siècles, arrivera un nouveau conquérant. Dans les Prophéties de Merlin, il est présenté comme un «vent du Nord». Pour les lecteurs de l’époque, l’allusion est claire : ce sont les Danois, venus du Nord sur leurs drakkars, qui se sont installés en plusieurs vagues sur l’île et l’ont dominée politiquement du IXe au XIe siècle. Là encore, les Bretons espèrent les chasser un jour. Ensuite, Geoffroy de Monmouth prend des libertés avec la légende : pour lui, le XIIe siècle est un moment crucial, celui de la libération tant attendue, mais une libération dont les acteurs seraient étrangement… venus du continent.
En effet, en 1066, une nouvelle vague d’invasions a commencé, avec le débarquement normand de Guillaume le Conquérant. Lui-même issu de populations danoises qui ont fait souche dans le duché de Normandie, il vient revendiquer par les armes un droit de succession assez contestable au trône d’Angleterre. Arrivé avec ses chevaliers, il remporte la victoire et nomme ses hommes à la tête de nombreuses seigneuries. Dans ce monde féodal, les Normands francophones deviennent l’élite d’un monde anglophone, gallophone, etc., où les marges celtiques (le pays de Galles, l’Ecosse et plus tard l’Irlande) sont des vassaux peu sûrs ou des voisins turbulents. Mais selon Geoffroy de Monmouth, proche des cercles du pouvoir, ces chevaliers ne sont pas des envahisseurs comme les autres. Pour légitimer leur présence, il pirate la légende de Merlin en détournant le sens des allégories. Il associe les Normands à un peuple libérateur, venu sauver les Gallois de la tyrannie des Anglais. Il écrit que Merlin aurait prévu, bien des siècles auparavant, que «surviendrait un peuple enveloppé de bois et de tuniques de fer» – des navires et des armures. Et comme lui-même sert Henri Ier, l’un des fils de Guillaume le Conquérant, il le présente comme le «lion de justice» qui fera «trembler les tours de Gaule et les dragons insulaires». En effet, les Normands sont désormais installés à la fois sur l’île et sur le continent, une situation qui va durer jusqu’à la fin du Moyen Age. C’est donc un étrange salut pour les Bretons : libérés, mais politiquement rattachés au continent.
Puis Geoffroy de Monmouth poursuit l’écriture des Prophéties, en dépassant sa propre époque, puisqu’il meurt en 1155. Il a soin, alors, d’obscurcir le sens de ses allégories.
Et pourtant, peut-être justement parce qu’elles se prêtaient à toute sorte d’interprétations, les générations suivantes n’ont eu de cesse de les scruter pour y deviner leur propre avenir. Jusqu’au XVIe siècle, les rois d’Angleterre, Plantagenêts puis Tudors, les réutilisent dans leur communication politique. Leurs opposants font d’ailleurs la même chose, d’abord au pays de Galles, puis en Ecosse. Sur le continent aussi, de nombreux manuscrits des Prophéties circulent dans les cours et les monastères, lus dans le monde français, italien ou germanique, pour tenter de percer les mystères de l’avenir.
Or parmi toutes les interprétations proposées, une seule est certaine : les Prophéties de Merlin montrent l’importance des liens entre les deux rives de la Manche, et la force des histoires lorsqu’il s’agit d’inventer un futur jamais écrit à l’avance.