DES CROIX gammées sur la banque Rothschild à Lyon ; une interview du publiciste d’extrême droite Alain Soral dans la Pravda titrée « Macron, marionnette des Rothschild » ; des commentaires à la pelle sur les réseaux sociaux, aussi avisés que « les Rothschild sont responsables de tous les maux sur cette Terre depuis plus de deux cents ans »… Inquiétant rebond d’une histoire trop française, qui confère aux Rothschild le douteux privilège d’être la cible favorite d’anticapitalistes masquant, plus ou moins, leur antisémitisme.
L’historien Michel Winock distingue « une véritable résurgence du mythe Rothschild », cette légende noire qui fait de la famille le symbole d’une fortune juive indue et d’une influence démesurée. Selon l’auteur de Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Seuil), « ce mythe a été revigoré par l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, qui avait passé deux années chez Rothschild & Co.
Et l’on voit l’évolution sur ce point, au cours du demi-siècle passé : Pompidou, qui venait lui aussi de la banque Rothschild, avait certes essuyé des critiques à l’époque ; mais rien à voir avec l’ampleur de celles qui visent aujourd’hui Macron ».
Il est vrai que, par rapport aux années 1970, et plus encore au XIXe, notre siècle dispose d’un avantage compétitif pour propager rumeurs et complots : Internet et les réseaux sociaux. Ces derniers permettent un déferlement tel que n’aurait pu en rêver Edouard Drumont, fondateur de la Ligue antisémitique de France, et qui a largement contribué à l’élaboration du mythe Rothschild – un nom cité 1 200 fois dans son livre La France juive, publié en 1886.
Silence prudent
La vigueur nouvelle du phénomène n’a pas échappé à la famille. « Je suis vraiment choquée par ce que je peux lire, entendre et voir. La Shoah, c’était hier… », s’affligeait Ariane de Rothschild, qui dirige, avec son époux Benjamin, la Compagnie Edmond de Rothschild, dans Le Monde du 19 juin 2019. La branche cousine, à la tête de Rothschild & Co, partage ce sentiment : « Je ne vous cache pas une inquiétude grandissante », affirmait en privé David de Rothschild, peu après avoir cédé, en 2018, les rênes de la banque à son fils Alexandre.
Face aux attaques, il fut un temps où la famille ne manquait pas de répondre vertement. Guy de Rothschild, père de David, avait fait la une du Monde, en 1981, avec une tribune où il exprimait son courroux après la nationalisation de sa banque : « Juif sous Pétain, paria sous Mitterrand, pour moi cela suffit », lâchait-il, établissant un parallèle pour le moins polémique avec l’antisémitisme de Vichy dont il avait lui-même été victime. Aujourd’hui, les Rothschild préfèrent opposer un silence prudent à l’hostilité renaissante. Les déclarations publiques sur ces sujets sont plus que rares. « De toute façon, ce n’est pas avec des raisonnements et des démonstrations que l’on stoppera le phénomène », dit en soupirant un conseiller d’Ariane.
Comme lors des siècles précédents, les propagateurs du mythe procèdent en effet par amalgame. Une part des critiques à l’encontre de ces banquiers n’est pas infondée et relève du débat démocratique, fût-il vif. Mais, trop souvent, du XIXe siècle à nos jours, la dénonciation dérape, « abandonne les rails », selon l’expression de Jean Bouvier, biographe des Rothschild, et sombre dans l’irrationnel.
Prestige affiché
Ainsi en est-il des débats récurrents sur la richesse ostentatoire de la famille. Cette fortune est avérée de longue date : « Riche comme les Rothschild », la phrase, passée au rang d’expression populaire, est utilisée par Stendhal dans Lucien Leuwen en 1835. Un an plus tard, Heinrich Heine dépeint ainsi l’hôtel du baron James, rue Saint-Florentin : « Pour ce qui est du palais et des décorations, on trouve réuni ici tout ce que seul l’esprit du XVIe siècle a pu concevoir et l’argent du XIXe siècle a pu payer.
C’est le Versailles absolu de la souveraineté de l’argent. » Et le romancier d’ironiser : « L’argent est le Dieu de notre époque, et Rothschild est son prophète. » Barrès, lui, ne s’embarrasse pas de ces finesses : « À bas Rothschild, à bas les juifs : c’est la formule même qui résume les ressentiments de celui qui n’a pas assez contre celui qui a trop », lance-t-il en 1890.
Pour accroître son prestige, le baron James était parvenu, peu avant sa mort, à acquérir le prestigieux château Lafite, faisant une entrée fracassante dans les grands crus bordelais. Voilà qui déchaîne de nouveau la haine : « Notre vin, où l’esprit national se retrempait jadis, appartient aux juifs », s’étrangle Drumont. Aujourd’hui, la centaine d’hectares de Pauillac compte pour l’essentiel du patrimoine des familles d’Éric et Robert de Rothschild (580 millions d’euros, 153è rang français). La branche de David, majoritaire dans la banque Rothschild & Co, pointe plus modestement à la 273è place (305 millions). Et il n’y a que son cousin Benjamin pour représenter le blason aux cinq flèches chez les milliardaires français (4,3 milliards, 22è). C’est d’ailleurs celui qui affiche le plus volontiers les attributs de « l’argent au XXIe siècle », pour actualiser la formule de Heine : voiliers de course, avec la lignée des Gitana, initiée par son père Edmond, palaces à Megève de la filiale Edmond de Rothschild Heritage, sans oublier son brie à la truffe du Domaine des Trente Arpents, à 68,50 euros le kg.
Immanquablement, cet affichage échauffe les esprits. En janvier 2019, des « gilets jaunes » se réunissaient devant le bâtiment de la banque à Lyon en martelant : « Rothschild, rends l’argent ! » Et les dérives complotistes se multiplient. Une vidéo mise en ligne le 23 mars assure ainsi, sur fond de tas d’or et de diamants clinquant, que « les fêtes secrètes effrayantes des Rothschild ressemblent à des rituels sataniques bizarres ».
Le même mécanisme est à l’œuvre pour dénoncer l’influence supposée des Rothschild sur la politique des nations, voire sur le destin du monde. Financiers des princes et des États, les Rothschild l’ont indéniablement été avec succès. À Paris, James a réussi à s’imposer comme banquier de Louis XVIII, de Charles X puis de Louis Philippe. Ironie de l’histoire, c’est son frère, Salomon Mayer von Rothschild, fondateur de la branche viennoise de la dynastie, qui en fera les frais lors de la révolution de 1848. Des émeutiers se ruent sur son château, qu’il a édifié à Suresnes, vingt ans plus tôt. Aux cris de « À mort Rothschild ! Il faut piller Rothschild ! », ils saccagent le bâtiment et la ferme modèle peuplée d’animaux rares, dont les cadavres pourriront sur le gazon.