Ceci est une fiction. Ou, plutôt, le récit d’une fiction .Une fiction avec pour personnages des personnes bien réelles, en chair et en os. À l’instar de bibi. Puisque j’y étais et j’ai vu, et j’ai entendu, et j’ai eu peur, et j’ai détalé. Comme des tas d’autres Kinois qui ont eu, ce matin- là, la malencontreuse idée de venir prospecter sur le site de l’Université pédagogique nationale. Mais, qui sait, peut-être ai-je été simplement victime d’un mirage ! « Phénomène optique dans les pays chauds, consistant en ce que les objets éloignés semblent reflétés dans une nappe d’eau ». Bah, si M. Larousse le dit… De toutes les façons, la RDC – rien à voir avec le rez-de-chaussée de l’immeuble de vos fantasmes – est un pays particulièrement chaud. Surtout en ce moment.
Alors, si ce n’était qu’un mirage, si tout ce que j’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles, si toutes ces gens qui couraient dans tous les sens devant des « mecs » en plein exercice de tir à balles, si tout ce cirque n’était qu’illusion, que s’est-il donc réellement passé ce mardi 20 janvier ? Notre speaker de la chambre vient de trouver l’explication : « Un malentendu sémantique ! » Génial, non ?
Vous savez, l’histoire de l’humanité a connu des drames provoqués justement par de regrettables malentendus sémantiques. La Dépêche d’Ems … La brouille entre Anglais et Argentins qui se canardent pour une brochette d’îlots appelés Falkland par les premiers et Malouines (ou plutôt Malvinas) par les seconds…
C’était donc un simple malentendu sémantique. Rien que ça. Et qu’on arrête donc de nous raconter qu’il y a eu un début de jacquerie, que non ! Qu’il y a eu tirs de balles, réelles ou fictives, puisque nos braves soldats, que dis-je, nos policiers, ces gentils gardiens de la paix, jouaient simplement aux artificiers. Qu’on arrête donc de nous rebattre les oreilles avec une nécrologie à rallonges ! Où sont les dépouilles des occis ? Celui qui porte officiellement notre parole, comme le dit si bien M. Larousse « personne qui parle au nom des autres », a dressé un bilan précis et sans appel : un quarteron d’excités et de pillards. Vraiment, rien de quoi se faire du mouron…
Permettez-moi quand même, afin de mériter ma pige, que je vous livre l’essentiel du récit de ma fiction : un crépitement de balles. Une salve de grenades assourdissantes et surtout incommodantes. Et voilà le rond-point de l’Université pédagogique nationale transformé en un vaste terrain de bousculade et de désolation. C’est le sauve-qui-peut. Comme de nombreux camarades d’infortune, je me découvre des qualités athlétiques insoupçonnées : la peur sait vraiment donner des ailes ! Après un marathon de quelques cent mètres, on essaie d’évaluer la situation. Courir pour se mettre à l’abri d’accord, mais quelle direction prendre ? Surtout qu’une rumeur est en train de se répandre comme quoi ça chaufferait aussi là où nous nous sommes spontanément dirigés, c’est-à-dire vers le quartier Delvaux proche. Impossible de faire marche-arrière. C’est alors que je remarque dans notre groupe de fuyards trois soldats en uniforme mais sans armes :
– Comment, vous aussi ?
– Tu parles ! Ces mecs qui tirent à l’aveuglette ne sont pas des nôtres, je veux dire de l’armée officielle. Ils font ce qu’ils veulent et n’ont à répondre de leurs forfaits qu’à… Dieu !
Boum ! Boum ! Cette fois-ci la menace se rapproche. C’est à chacun de puiser dans ses jambes les ultimes ressources pour savoir échapper au danger. À peine somme-nous arrivés à Delvaux que de nouveaux « mecs » se mettent à tirer dans toutes les directions et sur tout ce qui bouge. Certains sont à bord de jeeps, d’autres à pied. On a juste le temps d’apercevoir plus loin un bus de transport en commun Transco qui obstrue la chaussée. On apprendra plus tard que les inciviques qui l’on ainsi « caillassé » étaient en train de s’en prendre aux magasins de commerçants chinois lorsqu’est arrivée une escouade de « Mourra », sobriquet donné aux impitoyables soldats de la garde républicaine. Notre malheur, c’est d’avoir atterri là en ce mauvais moment ; nous sommes tombés, comme qui dirait, de Charybde à Scylla.
Nous n’avions plus d’autre choix que de courir nous réfugier dans les maisons alentour. Il était alors 11 heures passées de quelques dizaines de minutes. Pendant qu’au dehors crépitaient des armes, une poignée de jeunes gens jouait au chat et à la souris avec la mort. Plus d’une fois, les pourchassant et en tirant sans sommation sur eux, les soldats eurent à pénétrer dans des habitations et à se livrer à des exactions. Je m’étais réfugié dans une grande concession sise le long de l’interminable avenue Lalou. La partie du devant, je l’ignorais, faisait office d’assommoir, c’est-à-dire un lieu que chérissait particulièrement la soldatesque. La famille était éprouvée, elle venait d’apprendre le matin même la mort d’une grand-mère fauchée, la veille, par une balle perdue lors de semblables manifestations. Elle ne pouvait cependant pas se rendre hélas ! au lieu du deuil, dans la commune de Lingwala.
C’est seulement vers 15 heures que le calme est revenu et que nous avons pu quitter nos cachettes. Sur la voie principale, la circulation était encore timide et l’odeur de la poudre et de la moutarde continuait d’empester l’air. En montant dans le premier taxi que j’ai pu trouver, je me suis entendu m’écrier : « Vivement Sartre ! Ou Kafka ! » Je pense que le conducteur a cru que je lui indiquais ma destination, puisqu’il s’est instantanément tourné vers moi, m’a observé avant de soulever et de relâcher ses épaules. Peut-être que ce n’était pas le premier fantôme qui le narguait depuis que la ville peinait à retrouver ses esprits.