IL Y A ENCORE quatre ans, la bonne bourgeoisie aurait hurlé en voyant de tels godillots : une semelle monumentale façon chaussures de chantier, un cuir sali et usé, des couleurs criardes. Eh bien, figurez-vous que pour acquérir cette basket, baptisée Triple S et signée Balenciaga, ce fut l’émeute à Paris l’an dernier. « Une centaine de personnes ont dormi devant le magasin de l’avenue Montaigne au lancement, et les listes d’attente dépassaient les soixante jours six mois après la sortie ! », se rappelle un vendeur du Printemps Haussmann. Et ce, malgré son prix de 690 euros !
Aucun doute, le monde du luxe s’est converti à cet accessoire streetwear autrefois réservé aux sportifs et aux amateurs de rap. Les sneakers représentent déjà plus de 40 % des ventes de souliers homme chez Hermès et Vuitton, 70 % chez Pierre Hardy ou Gucci et 90 % chez Balenciaga. « C’est un véritable phénomène qui ne s’essouffle pas », explique Nathalie Lucas, la directrice des accessoires du Printemps Haussmann.
Le début de la frénésie
Les femmes, sans renoncer aux escarpins et aux ballerines, y consacrent tout de même près d’un tiers de leur budget chaussure de luxe. Résultat, le marché est passé de 2,4 à 4,4 milliards d’euros entre 2015 et 2018. Et il a encore progressé de 10 % l’an dernier. « J’ai pris conscience du phénomène il y a trois ans dans un très chic restaurant milanais, se rappelle Pierre Hardy, président de la maison de chaussures du même nom. J’étais entouré d’hommes d’âge mûr en costume trois pièces qui portaient des baskets. »
Difficile de dater le début de la frénésie. Il y a dix ans apparaissaient les premières collaborations marquantes, comme celle de Kanye West avec Vuitton, puis Dior les a fait défiler sur les podiums en 2014. Mais c’est l’arrivée du directeur artistique Alessandro Michele chez Gucci l’année suivante, puis celle de Demna Gvasalia chez Balenciaga, qui ont marqué un tournant. « Après eux, tous se sont mis à copier les gros modèles des années 1980 pour les styliser », résume Pierre Demoux, auteur de L’Odyssée de la basket (éd. La Tengo).
Terrain de jeu créatif inépuisable (avec des plumes, des strass, des jeux de couleurs et de formes sans fin), la basket est devenue un objet design. Et statutaire. Et comme les modèles sont renouvelés en permanence, elles conservent la notion de rareté chère au luxe. Sur la seule année 2018, 7 millions de paires aux noms barbares (Flashtrek, Archlight, Track, B22…) ont été vendues à un prix moyen de 620 euros, pouvant grimper bien au-delà des 1 000 euros. Mais alors, à ce prix-là, que trouve-t-on de plus que sur une Adidas ou une Nike ?
Ce qui fait la différence
D’abord, elles ne sont pas fabriquées en Asie comme celles des équipementiers sportifs. Les maisons de luxe possèdent souvent leurs propres ateliers, en Italie surtout, mais aussi en Espagne ou au Portugal, où le savoir-faire est supposé supérieur. Mais il faut pourtant se méfier du « made in ». Car la plupart des marques, à l’instar de Prada, Tod’s ou même Louis Vuitton, n’hésitent pas à optimiser leurs coûts en confiant une partie de la production à des sous-traitants basés en Roumanie, Albanie ou Serbie, là où les salaires sont dix fois inférieurs aux salaires italiens.
Il s’agit souvent de l’assemblage du haut de la basket, appelé la tige, qui nécessite un long travail de couture. Balenciaga a même « assumé » l’an dernier avoir délocalisé toute sa production de Triple S en Chine. Officiellement, pour des raisons de savoir-faire que l’on ne trouverait que là-bas. Plus sûrement, pour répondre à la forte demande.
Les matières utilisées, ensuite, sont incontestablement de meilleure qualité. La gomme de la semelle est bien plus résistante, ce qui explique leur poids plus élevé. Sur le dessus, la soie, le veau velours ou même le croco s’entremêlent au mesh (maillage en plastique recyclé) et aux différentes matières synthétiques et aux tissus techniques. « Notre cuir zéro défaut atteint 70 euros le mètre carré », souffle-t-on chez Vuitton. Soit trois fois plus que les cuirs des sous-traitants chinois.
Le surcoût de fabrication de ces baskets chics tient aussi au fait qu’elles sont produites en très petites quantités. « Les séries sont plus de 20 fois inférieures à celles des équipementiers sportifs, ce qui renchérit les coûts fixes comme les moules », analyse Serge Carreira, maître de conférences sur le luxe à Sciences po. Or ces moules en acier, qui servent à usiner des semelles futuristes, changent à chaque modèle. Leur coût varie de 1 500 à plus de 5 000 euros, investissement qu’il faut ensuite multiplier par 20 pour couvrir toutes les pointures, homme et femme.
Les délais de conception sont aussi très courts : deux mois pour un modèle qui va défiler sur podium contre six mois pour celui, comme la Run Away de Vuitton prisée de Brigitte Macron, créé pour les boutiques. Reste le très immatériel travail créatif. Même si certains modèles s’inspirent ouvertement des best-sellers d’hier – la B23 de Dior ressemble à une Converse, la Lenny d’Yves Saint Laurent à une Reebook -, les designers font chauffer leurs méninges pour soigner le moindre détail. Certains modèles bousculent les codes esthétiques, comme l’Archlight de Vuitton avec sa semelle en forme en vague ou d’accent circonflexe.
Alors, la basket de luxe est-elle une nouvelle cash-machine ? Au final, le coût sortie d’usine oscille, selon nos informations, entre 60 euros pour les plus simples et plus de 100 euros. Soit cinq fois plus que les icônes des géants du sport. Les groupes de luxe appliquent ensuite leur implacable ratio de marge, en multipliant ce coût par 7 à 10 pour obtenir le prix public de vente. Difficile de connaître leur marge opérationnelle exacte, mais elle serait inférieure à celle, mirobolante, des sacs. Pour deux raisons principalement : la gestion des stocks liée aux pointures et le très rapide renouvellement des gammes.
Attirer les jeunes clients
Mais pour les commerçants de l’avenue Montaigne, de la New Bond Street ou de la 5è Avenue, l’enjeu est ailleurs. « Les baskets sont avant tout un moyen de recruter une nouvelle clientèle jeune grâce à leur prix relativement accessible comparé à celui d’un sac et ainsi de créer du trafic en magasin », explique Erwan Rambourg, analyste chez HSBC. En vitrine, ce sont certes les modèles les plus fous et les plus chers qui sont mis en vedette. Question d’image. Mais ce sont bien les baskets à 500 ou 600 euros qui s’écoulent. Ce que confirme ce vendeur aux Galeries Lafayette des Champs-Elysées, devant une basket Jimmy Choo à 2 995 euros ! « On n’en vend pas une seule et ça tombe bien, car on n’a que ce modèle d’exposition. »
Attention tout de même : l’inflation des prix est consubstantielle à l’univers du luxe. Ainsi Dior, conforté par le succès immédiat de sa B23, a fait passer son prix de 770 à 820 euros un mois seulement après sa sortie en janvier dernier ! Le message est clair : pour bénéficier des meilleurs tarifs, il faut courir vite… en baskets, bien sûr.