IL N’Y A PLUS grand monde, en ce lundi de janvier, au siège historique d’Apple. À 18 heures, le parking souterrain est quasi vide. Quelques ingénieurs jouent au basket, sur un terrain extérieur. « Infinite Loop », niché à Cupertino, au cœur de la Silicon Valley, est peu à peu délaissé au profit du nouveau QG flambant neuf, à quelques kilomètres de là.
Alors forcément, l’ancienne adresse et son passé glorieux inspirent la nostalgie. Dans le hall désert du bâtiment 4, deux portraits géants de Steve Jobs, en noir et blanc, se font face. Celui de 1984 où, cheveux longs, il tient sur ses jambes croisées le premier ordinateur Macintosh. Et le plus célèbre, où le fondateur, disparu en 2011, souligne du pouce sa barbe grisonnante. A côté, gravée au mur, une de ses maximes : « Si vous faites une chose, et qu’elle s’avère assez réussie, passez au prochain défi, sans vous appesantir trop longtemps. Trouvez juste la suite. »
Son conseil doit hanter les stratèges d’Apple. En ce début 2019, pour la première fois en 11 ans, la firme à la pomme croquée voit son chiffre d’affaires reculer, de 5 %, tout comme son bénéfice (-0,5 %), entraînant une dégringolade boursière. Cette chute est surtout due aux mauvaises performances de l’iPhone (ventes en baisse de 15 %), son produit phare qui pèse à lui seul 61 % des recettes. Apple reste une machine à cash (20 milliards de dollars de résultat net rien qu’au dernier trimestre), et un monument qui peut encore vivre de ses rentes pendant des années.
Mais ces chiffres confirment ce que beaucoup redoutaient. « Apple nous dit clairement que cette tendance va durer, et qu’un relais de croissance semblable à l’iPhone sera très dur à trouver », note Carolina Milanesi, analyste chez Creative Strategies. La firme qui a apporté au monde des produits mythiques, l’iMac, l’iPod, l’iPhone et l’iPad, peut-elle encore surprendre ? Beaucoup en doutent désormais. Depuis la mort de son génial créateur, la culture bouillonnante et l’image iconoclaste de l’entreprise se sont peu à peu estompées. Des employés actuels et anciens le reconnaissent volontiers, en exigeant pour la plupart l’anonymat – tandis qu’Apple se refuse, comme toujours, à tout commentaire.
La dure tâche de Tim Cook
Pour comprendre l’Apple d’aujourd’hui, il faut encore revenir au trauma causé par la disparition de Jobs. Le chercheur français Luc Julia, cocréateur de l’assistant vocal Siri, racheté par Apple, évalue ainsi le choc : « Steve Jobs considérait que tout devait venir de lui, et être réalisé pour lui : les idées, les produits. Dès que cette monosource d’excitation s’est tarie d’un coup, c’est devenu compliqué. »
D’un tempérament exécrable, Jobs était capable de quitter une réunion de présentation en lâchant un simple « C’est de la merde », une expérience que Luc Julia raconte dans son livre « L’Intelligence artificielle n’existe pas » (éd. First). Mais cette intransigeance donnait un cap, comme le souligne un ingénieur présent dans l’entreprise au moment de l’invention de l’iPhone. « On entendait toujours “Steve veut ça, on va lui faire une démo.” Il était au centre d’un circuit de décision court, il empêchait de tergiverser. »
Le successeur choisi par Jobs, son fidèle responsable logistique Tim Cook, est son antithèse. Cet efficace gestionnaire, ascète et austère, se révèle plus détendu, mais moins inspirant: il mange à la cantine et fait des selfies quand il traîne au Starbucks de l’université Stanford. En bon héritier, Cook a amplifié le succès des produits de la marque jusqu’en Chine, faisant de l’entreprise la première dans l’histoire à franchir les 1000 milliards de dollars de capitalisation boursière.
Mais pour ses détracteurs, Cook est aussi l’homme qui a fait d’Apple une grosse machine ennuyeuse. En regardant ses conférences monotones, certains se prennent à rêver d’un remplaçant au profil charismatique et créatif, « à la Elon Musk ».
C’est ce que nous confie Ken Segall, l’homme à qui Jobs confiait le soin d’imaginer les pubs, comme la campagne culte « Think Different », sur fond d’images de John Lennon ou de Mohammed Ali.
Cet autre gourou observe que la promotion de l’iPhone ressemble comme deux gouttes d’eau – horreur – à celle du rival coréen Samsung. Des gros plans sur les produits, un simple énoncé des caractéristiques techniques… « Avec le succès, Apple avait le choix entre continuer à cultiver son esprit avant-gardiste, ou de devenir un groupe grand public, ce qu’il est aujourd’hui. Ils ne prennent plus de risques, ils protègent ce qu’ils ont acquis », selon lui.
En sept ans, Tim Cook ne peut revendiquer la paternité que de deux nouveaux produits, assez modestes: la montre connectée Apple Watch, sur un segment pour initiés, et l’enceinte connectée HomePod, conçue pour rivaliser avec l’assistant domestique à succès Echo d’Amazon. Une stratégie plutôt défensive.
L’iPhone n’est plus la locomotive
Seulement voilà, même l’iPhone se met à patiner, tant côté ventes que fonctionnalités. À cause de son prix, d’abord. Sous Tim Cook, chaque nouveau modèle s’est avéré plus coûteux que le précédent, jusqu’à dépasser allègrement les 1 000 euros. Or la puissance de la marque ne suffit plus. D’autant que les concurrents chinois Huawei ou Xiaomi, ou encore l’américain Google, ont rattrapé leur retard, et proposent maintenant des appareils aux performances semblables, mais deux fois moins chers.
Plusieurs polémiques et bugs ont aussi terni l’image de l’iPhone. Fin 2017, après des plaintes d’utilisateurs vigilants, Apple avouait ralentir volontairement les performances de ses vieux modèles, officiellement pour en préserver la batterie. La marque a dû annoncer un rabais sur les remplacements de batteries pour se faire pardonner. La suppression de la prise audio jack avait aussi fait râler, obligeant les clients à acheter de nouveaux écouteurs, voire des AirPods sans fil à 179 euros. « Il y a trop de cupidité dans cette logique », estime une ancienne fan, qui se raccroche à son vieil iPhone 6.
Excès d’orgueil
Apple pèche aussi par excès d’orgueil. Son nouveau siège social, l’Apple Park, en est une illustration (photo ci-dessous). Il aurait coûté 5 milliards de dollars à construire, et doit accueillir à terme 12 000 employés. Il faut marcher 1,6 km pour faire le tour de cet immense anneau, surnommé « le vaisseau spatial ». Toutes les parois sont en verre, si bien que les premiers employés à l’occuper se cognaient aux vitres. Une ingénieure qui l’a visité décrit un endroit « tellement grandiose qu’il paraît vide, froid, un peu trop aseptisé ». Un salarié d’Infinite Loop confie regretter de quitter son vieux bureau pour un immense open space à Apple Park, où les chuchotements sont de rigueur. Voilà la culture Apple poussée à l’extrême, caractérisée par l’excellence, le sérieux, et finalement la rigidité.
Ses employés, tous des cadors dans leur domaine, émargent à des salaires très confortables, même pour les standards de la Silicon Valley : 150 000 dollars minimum par an pour un ingénieur débutant, 300.000 dollars pour un designer d’applications. À ce tarif, ils doivent « performer », sans faire de vagues. Un Français, employé en marketing, confie que des équipes sont chargées de surveiller l’emploi du temps des salariés. « Ils enregistrent et analysent nos tâches, par exemple 80 % de programmation, 15 % d’analyse de données, 5 % d’administratif… Et nous font des rapports personnalisés. » Google le fait aussi, mais pousse moins loin le flicage.
Autre obstacle à la créativité : un sacro-saint culte du secret, demeuré inchangé au fil des ans. Un ingénieur actuel, rompu aux clauses de confidentialité, le justifie ainsi : « Apple fonctionne sur le principe du “need to know” : ce que vous avez besoin de savoir.