Dans Blink, son bestseller publié il y a quelques années, Malcolm Gladwell soulignait le pouvoir des premières impressions, qui produisent souvent des effets durables. A partir de la mi-mars, l’Union européenne a mis en place une série de mesures importantes pour faire face à la crise du Corona, mais le problème est que quand les mesures ont été annoncées le Blink était déjà donné. Et que la première impression donnée par les pays européens a été celle d’un «sauve-qui-peut» généralisé et indigne, entre fermetures des frontières et blocages du matériel sanitaire.
Le sentiment d’une désunion foncière
Alors que l’Italie basculait dans la crise la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le seul leader européen qui ait trouvé les mots efficaces pour exprimer sa solidarité, tout en envoyant une délégation de médecins à Milan, a été Edi Rama, le premier ministre de l’Albanie, qui ne fait pas partie de l’Union européenne. Pendant ces jours décisifs, non seulement la solidarité entre les États membres de l’Union, mais l’idée même d’une action commune a été, de fait, abandonnée par les principaux responsables politiques. Dans leurs discours historiques du 16 et du 18 mars, dans lesquels ils annonçaient le confinement de la France et de l’Allemagne, ni Emmanuel Macron ni Angela Merkel n’ont fait référence à la dimension européenne de la crise.
Dans ce vide symbolique et culturel, encore plus qu’opérationnel, se sont engouffrés des puissances comme la Chine et la Russie. Ces dernières ont pu, à moindres frais, conduire des opérations de propagande et de désinformation, en envoyant de l’aide – plus ou moins utile – à l’Italie et en promouvant leur récit sur les réseaux sociaux. Le résultat est le suivant : selon un sondage récent, aujourd’hui les Italiens considèrent, dans l’ordre, la Chine et la Russie comme leurs principaux amis et l’Allemagne et la France comme les principales nations ennemies. Au-delà du cas italien, dans tout le continent s’est renforcée l’impression d’une désunion foncière, que les réseaux souverainistes se font un plaisir d’alimenter.
Désormais plusieurs indices laissent penser que, contrairement à ce qui s’est produit dans le passé, les institutions européennes sont en train de mettre au point une réponse adaptée à l’ampleur du défi que la crise en cours pose à notre continent. Les initiatives engagées au cours des dernières semaines par le Conseil, la Commission et la Banque Centrale Européenne sont sans précédent, aussi bien en termes de rapidité que de dimension.
Mais ces initiatives ne suffiront pas à enrayer le délitement de l’Europe si elles ne seront pas accompagnées d’une prise de conscience, de la part des dirigeants européens, de la vraie nature du défi auquel ils sont confrontés. «La bataille en cours est celle des récits», a déclaré le haut représentant de l’Union Josep Borrell, tout en constatant sa propre impuissance en la matière.
La bataille perdue des récits
A côté de la politique substantielle des négociations et des politiques, il y a une politique théâtrale, faite de symboles et d’images. Les policy-makers européens ont tendance à prendre en considération seulement la première, qui se fonde sur des états de fait, et à liquider la seconde, faite de perceptions et d’impressions subjectives.
Pourtant, c’est plutôt la politique théâtrale qui détermine les attitudes du public et le résultat des élections. En politique, comme le constatait déjà Machiavel, la perception l’a toujours emporté sur la réalité : une donnée renforcée ces dernières années par la prolifération des instruments digitaux et des possibilités de manipulation qu’ils offrent.
Sharp power
Sous des formes diverses, la Chine, la Russie et l’actuelle administration américaine en sont parfaitement conscientes et, toutes, font abondamment usage de ce qui a été défini comme le «Sharp Power», à savoir la capacité de promouvoir des campagnes de propagande et de ré-information qui prennent notamment pour cibles les opinions publiques des pays européens.
Par nature, l’Union Européenne part désavantagée sur le plan de la politique théâtrale. Ce n’est pas un État et son entière construction est fondée sur le rejet délibéré de la dimension symbolique, en faveur du pragmatisme dépourvu autant que possible du moindre lyrisme.
De l’hymne sans paroles aux billets de banque sans visage et en passant par la capitale sans monuments, le déficit symbolique de l’Union est connu et ne sera sûrement pas corrigé en quelques semaines.
Dimension symbolique
Mais il devrait être permis d’espérer que, avec les énormes investissements qui seront effectués pour la reprise économique du continent, les institutions européennes décident aussi de faire un petit investissement sur la dimension symbolique de la relance.
En 2015, la Commission a pris acte pour la première fois de l’existence d’une guerre de l’information au niveau global, en créant une task force chargée de combattre les fake news et les opérations de désinformation qui prennent l’Europe pour cible. En quatre ans, cette structure a joué un rôle important, mais purement défensif. Il est indispensable qu’elle soit aujourd’hui accompagnée d’une action plus proactive, qui améliore la compétitivité de l’Union Européenne sur le plan de la bataille des récits.
Si Ursula Von der Leyen souhaite vraiment guider une «Commission géopolitique» ainsi qu’elle l’a annoncé au moment de son investiture, il faut qu’elle se dote des moyens pour rendre son action visible et compréhensible à l’âge des réseaux sociaux et du «Sharp Power». Il ne s’agit pas de reproduire les pratiques de désinformation russes et chinoises, mais bien de mettre au point une stratégie, d’action et de communication, qui permette aux valeurs européennes de s’incarner à nouveau dans des symboles, des images et des récits convaincants.
Tous ceux qui pensent que l’heure d’un New Deal européen est arrivée devraient se rappeler que le New Deal originel, celui de Franklin Delano Roosevelt, ne fut pas seulement constitué de mesures économiques et sociales, mais aussi d’une nouvelle façon de faire et de communiquer la politique, en mobilisant des énergies intellectuelles et créatrices et en ayant recours à la radio et aux techniques les plus sophistiquées mises au point par ceux qui s’appelleront depuis lors les «spin-doctors».
C’est ce mix de politique substantielle et de politique théâtrale qui a permis à Roosevelt de vaincre les nationaux-populistes de son époque : une formule qui demeure actuelle pour combattre les souverainistes anti-européens d’aujourd’hui.