L’homme préhistorique, pas si bête

On a longtemps fait d’eux des êtres rustres, voûtés et primitifs pour affirmer la supériorité de l’«Homo sapiens» et de l’homme blanc civilisé. Mais aujourd’hui, les nouveaux sites archéologiques et les progrès de l’analyse ADN donnent à nos «ancêtres» un visage bien plus humain.

Si on en croit la série BD de Jul, Silex and the City, ils seraient aussi calés en ZAD qu’en PMA. Certains vulgarisateurs voient en eux les précurseurs du style bling-bling et de l’image GIF (1). Dans les années 30 déjà, l’anthropologue américain Carleton Coon expliquait qu’un homme de Néandertal rasé, coiffé et habillé, passerait inaperçu dans le métro new-yorkais, thèse reprise et discutée en 2007 par la philosophe et historienne des sciences Claudine Cohen (Un Néandertalien dans le métro, Seuil). A les entendre tous, les humains préhistoriques ne semblent pas très éloignés de nous et de notre monde.

A Paris, l’exposition actuelle «Préhistoire, une énigme moderne» au centre Pompidou (jusqu’au 16 septembre) insiste sur les similitudes artistiques que nous entretenons avec nos lointains «ancêtres». De quoi enfoncer le clou, quelques mois après celle du musée de l’Homme intitulée «Néandertal, l’expo», dont la commissaire, Marylène Patou-Mathis, disait à Libération en 2017 : «Je me suis attachée à Néandertal parce qu’il était victime d’un délit de sale gueule.» En effet, les hominidés du passé ont été bien servis question sale gueule : au XIXe siècle, la Préhistoire naissante dépeint des êtres voûtés, rustres et hirsutes, plus proches des primates que de Sapiens. Un pur produit des âges farouches, à l’image de la statue des années 30 placée à l’entrée du musée national de la Préhistoire des Eyzies (Dordogne), qui représente un Néandertalien tête dans les épaules, nez épaté et bras ballants. «Pour l’archéologue André Leroi-Gourhan, cette statue représentait un siècle d’erreurs scientifiques autour de l’idée d’homme-singe», commente le préhistorien Jean-Paul Demoule.

Ce retournement du singe à l’humain tient aux avancées de la recherche. Les fouilles menées à Atapuerca, site espagnol majeur (en Castille-et-Léon), ont permis d’identifier dès la fin des années 90 une cavité où les Homo erectus déposaient leurs morts. «Il n’y a pas de tombes, mais une trentaine de squelettes y ont été déposés à dessein, il y a plus de 300 000 ans», décrit Demoule, insistant sur le fait que des pratiques culturelles sont plus anciennes qu’on aurait pu l’imaginer il y a un siècle. Même chose pour la couleur de la peau. Elle se précise, grâce à la génétique, à rebours de l’idée d’une Europe peuplée d’humains blancs : «Les gènes qui correspondent aujourd’hui à une couleur de peau claire y sont apparus vers le Néolithique, et provenaient plutôt d’Asie», explique le paléoanthropologue Antoine Balzeau.

«Une énigme qui fascine»

Puisque ce que l’on trouve dépend de ce que l’on a voulu chercher, notre façon de dépeindre les humains préhistoriques tient surtout à nos représentations du monde. «C’est notamment la question de la perception de l’Autre qui est en jeu», explique Cohen. Ce n’est donc pas un hasard si l’une des principales victimes de ces visions caricaturales est une espèce assez proche de Sapiens, qu’il côtoya en Europe occidentale et au Moyen-Orient : il s’agit de l’homme de Néandertal qui vécut de – 400 000 à – 40 000 environ. A la différence des australopithèques – «nos cousins vieux de trois millions d’années qui ont un peu une allure de singes», précise Cohen – et des Sapiens du Paléolithique supérieur ou du Néolithique qui nous sont assez semblables, il s’avère à la fois assez proche et assez différent des hommes du XIXe siècle pour avoir été à la fois objet de fascination, de rejet, et de représentations outrancières.

«Néandertal est un représentant de la famille humaine, proche de nous dans le temps, à la fois semblable et différent. Il a cohabité avec Sapiens, a partagé avec lui certains aspects de ses cultures – sépultures, outils, et peut-être même l’art -, puis s’est éteint il n’y a pas si longtemps. Les Néandertaliens étaient-ils comme nous ? Comment penser les rencontres, les échanges, les hybridations ? Quel rôle avons-nous joué dans leur extinction ? Ce sont des énigmes qui fascinent»,explique Cohen. La Préhistoire est donc habitée par notre inconscient collectif sur des sujets sensibles. Ainsi, à propos de la façon dont Néandertal s’éteint au fur et à mesure de la progression de Sapiens venu d’Afrique à partir de – 40 000, Balzeau dit : «Dans notre inconscient profond, il y a un sentiment de culpabilité, lié à la colonisation européenne et à ses conséquences sur les populations du Nouveau Monde.»

Inversement, et de façon plus optimiste, les certitudes établies par les préhistoriens aident à bouleverser les jugements de valeur venus du présent. Aux chantres d’une supériorité de l’homme blanc occidental sur les autres populations du globe, Demoule se plaît à rappeler que «les Africains sont le groupe de Sapiens le plus «pur», puisque ces derniers ont pris naissance en Afrique avant de s’étendre dans le monde entier et de se mêler aux autres hominidés qui s’y trouvaient, comme Néandertal en Europe».

Les paléontologues n’échappent pas à la règle. Leur approche scientifique de la question de l’apparence des erectus, Néandertalet autres Cro-Magnon ont évolué au rythme de l’histoire de nos sociétés. «Depuis le milieu du XIXe siècle, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les classifications raciales, le plus souvent racistes, dominent en anthropologie», explique Cohen. Celles-ci s’appliquent sans scrupule aux humains préhistoriques, avec une tendance à bestialiser tout ce qui n’est pas Sapiens pour que l’humain contemporain soit à sa «juste» place : celle de l’espèce la plus évoluée. Quitte à négliger certaines données. «Entre 1911 et 1913, le grand paléontologue Marcellin Boule a étudié un fossile de Néandertalien qui avait été inhumé dans un fossé, une sépulture que les découvreurs du site avaient clairement mentionnée. Mais Boule omet volontairement ce caractère», raconte Cohen. Impensable alors d’accorder à Néandertal un statut plus civilisé que de raison…

L’héritage le plus célèbre de cette époque est la frise de l’évolution dans laquelle le singe cède la place à des espèces toujours un peu plus droites jusqu’à l’homme contemporain. Cette vision est désormais infirmée par les chercheurs, qui parlent plutôt d’un «buissonnement» avec cohabitation des espèces dans le temps et dans l’espace. Elle s’est pourtant appuyée sur une réappropriation du darwinisme, qui conduisait à «couper» toutes les branches qui ne soutenaient pas la thèse d’une évolution progressive en ligne droite et unique : «Au début du XXe siècle, l’arbre de l’évolution humaine se résume à un tronc avec Sapiens à son sommet, toutes les autres espèces fossiles étant écartées de cette ascension verticale. Les Néandertaliens sont une branche morte, les anthropologues de l’époque ne sont pas loin de penser qu’il s’agit d’un essai avorté de la nature», analyse Cohen. Il manque tout de même le fameux «chaînon manquant» entre homme et singe. On croira l’avoir trouvé en 1912 sous les traits de l’homme de Piltdown, avant qu’il soit établi qu’il s’agissait d’un faux, unissant le crâne d’un homme du Moyen Age à une mâchoire d’orang-outang.

La colère de Dieu

Dans un premier temps, cette vision sert la science contre l’Eglise, car affirmer que l’homme descend du singe permet de sortir du récit biblique qui amenait à voir dans tout humanoïde un peu différent de l’homme moderne un antédiluvien victime de la colère de Dieu qui fit de Noé et de son épouse les seuls rescapés. Mais le raisonnement conduit à glisser vers des conclusions hasardeuses. «Lorsqu’on découvre les peintures rupestres, dans les années 1870, d’abord à Altamira en Espagne, les savants catholiques vont y voir une preuve que les hommes préhistoriques ont une âme. Les anticléricaux vont répondre que ces dessins sont des faux, qu’il est impossible qu’un singe ait pu les produire», explique Demoule. L’hypothèse de l’ascension en ligne droite aura de beaux jours devant elle : après 1945, les chercheurs qui relisent Charles Darwin à l’aune des nouvelles données de la génétique se méfient du schéma arborescent qui pourrait donner de l’eau au moulin des races : «Ils veulent considérer que l’humanité est une et l’a toujours été. Pour eux, le processus évolutif est graduel», conclut Cohen. Grâce à de nombreuses découvertes en Afrique, la situation change à partir des années 70. L’arborescence de Darwin revient, soutenue par les travaux de chercheurs et vulgarisateurs, comme Stephen Jay Gould, qui publie en 1989 La vie est belle : les surprises de l’évolution (2).

Entre-temps, le progressisme des années 70 se répercute sur l’image de la Préhistoire. Des analyses de pollens effectuées dans une tombe de la grotte de Shanidar (Kurdistan irakien) indiquent (probablement à tort, établira-t-on ensuite) que le défunt a été allongé sur un lit de fleurs : «Il devient le premier des flower people au moment où les hippies bombardent les cordons de police avec des fleurs», s’amuse Demoule. Décolonisation et antiracisme contribuent à rendre nos «ancêtres» un peu plus fréquentables.

La découverte de nouveaux fossiles et de nouveaux groupes d’humains (Homo naledi ou Homo floresiensis, pour prendre deux exemples récents), les progrès de l’analyse ADN, dont l’efficacité s’est accrue dans les années 2000, ne cessent d’affiner l’image et de débusquer les clichés. Pourtant, les débats restent nombreux, en écho avec nos questions de société actuelles. Par exemple, la répartition des activités diffère-t-elle en fonction du genre ? L’hypothèse d’une grande séparation des tâches, qui réservait les plus importantes à l’homme, est de plus en plus nuancée.