L’incertitude à vue

Le Premier ministre de la République démocratique du Congo, Samy Badibanga Ntita.

De l’avis de beaucoup d’observateurs sur la politique de la RDC, l’attelage rendu public le 19 décembre ne laisse pas assez de marge de manœuvre au Premier ministre issu de l’Opposition car la Majorité présidentielle au pouvoir garde la main haute sur les portefeuilles clés. 

Le nouveau gouvernement est enfin là. À la tête d’un cabinet éléphantesque (67 membres), Samy Badibanga a voulu, sans nul doute, récompenser tous ceux qui ont soutenu et porté haut le Dialogue politique de septembre à la Cité de l’Union Africaine de Kinshasa. Mais qui sont ces hommes et femmes qui vont siéger dans les prochains jours au gouvernement ? Comment Samy Badibanga va-t-il faire pour gouverner en dépit de l’hostilité de l’Opposition radicale, et, en même temps, les maroquins clés (Finances, Économie, Mines, Hydrocarbures, Portefeuille, Affaires étrangères, Défense, Intérieur, Justice, Communication et Médias…) sont entre les mains des proches du chef de l’État ?

On se perd en conjectures

Les réactions à la publication du nouveau gouvernement continuent d’alimenter les conversations à Kinshasa. Et les commentaires qui vont dans tous les sens se recoupent néanmoins sur un point : quelle sera la marge de manœuvre dont va disposer le Premier ministre, Samy Badibanga Ntita, dans un tel contexte. Sur la twittosphère, par exemple, on peut déjà lire : « Badibanga : mains et pieds liés », « Kabila garde la main haute sur le gouvernement », « Badibanga recadré par Kabila », « Badibanga piégé par Kabila »… Le politologue et sociologue, Jean-Marie Kidinda, laisse entendre que la Majorité présidentielle a retiré de la main gauche ce (la primature) qu’elle a donné à l’Opposition par la main droite. Et pour ce professeur, il est intéressant de voir comment Samy Badibanga va s’y prendre pour appliquer « sa » recette. Surtout, s’il ne s’était pas préparé à être Premier ministre.

Beaucoup de commentateurs et politiciens, surtout à l’Opposition, déclarent que Badibanga est dans une situation de « hors jeu » voulue par le camp présidentiel. Il reste 18 mois (théoriquement) de mandat (prolongé) du chef de l’État, Joseph Kabila. Ils ne voient pas sur quels leviers psychologiques le Premier ministre va s’appuyer pour agir quand peu de personnes croient en lui. Des spécialistes de la politique de la RDC livrent leurs clés d’analyse. D’après certains d’entre eux, tous les métiers confrontés à la popularité, et donc à l’impopularité, imposent de savoir et de pouvoir continuer, même quand on est impopulaire. C’est aussi vrai pour un politique. Ils avancent aussi qu’il existe une relation passionnelle au pouvoir. Par exemple, un chef d’entreprise dont la société est déficitaire ou qui est mal-aimé de ses salariés, il n’a pas envie d’arrêter pour autant. Au contraire, quand on a une personnalité de leader, on résiste. Est-ce que Samy Badibanga a ce type de logiciel ? Même s’il l’avait, comment se défaire de ces chiens de garde placés autour de lui, comme pour le tenir en respect en cas de changement de direction ?

Comme chiens de garde

Dans le secteur économico-financier, le président de la République a visiblement opté pour la continuité. Modeste Bahati Lukwebo, Henri Yav Muland, Martin Kabwelulu, Aimé Ngoyi Mukena restent à leurs postes, respectivement à l’Économie, aux Finances, aux Mines et aux Hydrocarbures. Tandis qu’au Portefeuille, c’est une « dame de fer », Wivine Mumba Mati qui remplace une autre, Louise Munga Mesozi. Mumba fait, en fait, son retour au gouvernement, après avoir été ministre de la Justice et des Droits humains et directrice générale de l’Agence nationale pour la promotion des investissements (ANAPI).

Promu ministre d’État, Modeste Bahati sera incontestablement le chef d’orchestre du pool économico-financier du gouvernement. Ce professeur d’économie s’est imposé dans le camp présidentiel par le poids de son parti, l’Alliance des forces démocratiques du Congo (AFDC), son franc-parler, et au moins autant par son habileté et son sens inné du rapport de forces. Sous l’ère Matata, il a été membre et porte-parole de la Troïka stratégique, réunissant hebdomadairement le ministre d’État au Budget, les ministres des Finances, de l’Économie et le gouverneur de la Banque centrale pour veiller sur la stabilité macroéconomique. Aussi logiquement Henri Yav Muland a-t-il été reconduit aux Finances. Jadis conseiller financier à la présidence de la République, cet homme dont on dit placide et subtil a dirigé le ministère des Finances, allant parfois à l’encontre des positions du Premier ministre Matata Ponyo…

La politique économique suivie au cours des cinq dernières années a permis au pays de renouer avec la stabilité macroéconomique et la croissance. Les résultats sont éloquents : la RDC a rompu avec un long passé marqué par l’hyperinflation, les déficits publics et l’endettement. L’inflation a été ramenée en dessous de la barre de 4 % depuis 2012. Les réserves en devises ont été reconstituées jusqu’à 1.5 milliards de dollars. Les investissements, notamment dans le secteur minier, se sont accélérés et la production minière a augmenté. Le pays a renoué avec la croissance qui a atteint la crête de 7,7 % depuis 2010, le pouvoir d’achat de la population s’est amélioré, et la pauvreté a reculé de 71 % en 2005 à 63,7 % en 2012…

Par ailleurs, sa connaissance de la politique internationale et son expérience des droits de l’homme font de Léonard She Okitundu la vigie sur le champ politique et diplomatique. Le ministère des Affaires étrangères occupe une place stratégique dans le dispositif : redorer l’image terni du régime à l’extérieur. Cet ancien directeur de cabinet à la présidence de la République et ministre des Droits humains se définit comme un « technicien ». Pour le chef de l’État, il est bien plus que cela. À l’Intérieur, c’est un ancien gouverneur de province (Maniema) qui va prendre les affaires en main pour maintenir l’ordre, la paix et la stabilité. Emmanuel Ramazani Shadari est présenté comme un « dur » de la Majorité présidentielle. Secrétaire général adjoint du PPRD, le parti présidentiel, il succède dans cette fonction à Évariste Boshab, un autre faucon du PPRD dont la gestion des conflits (coutumiers et ethniques) à l’intérieur du pays a été fortement critiquée…

Le nouveau Premier ministre devrait désormais se focaliser sur la performance de la gestion du secteur public, à la manière du secteur privé, et au renforcement du rôle de l’État, si l’on veut conduire le pays à l’émergence à l’horizon 2030. Il faudrait donc une forte dose de volonté politique pour que le recul de la pauvreté soit significatif et que les effets de la croissance se ressentent dans le développement économique et social. Renforcer le rôle de l’État, c’est aussi doter l’administration publique davantage des moyens afin de lutter contre la gabegie et la corruption. C’est un impératif.