L’université a abêti mes enfants !

Monsieur K. travaille dans une société de services à Kinshasa. Il y a fait toute sa carrière. D’ailleurs, d’ici une année et trois mois, soit fin décembre 2016, il prendra sa retraite. Et il compte consacrer le temps qui lui restera à vivre à l’élevage et à l’agriculture dans son vaste domaine (qu’il désigne fièrement « mon ranch »), quelque part dans le Kwango, non loin de la rivière Kwilu.

Cheveux blancs, physique d’athlète malgré ses soixante ans, celui qu’on surnomme dans son quartier « Papa Bretelles » est toujours tiré à quatre épingles. Avec sa femme,   Maman Chantal, ils ont eu six enfants, d’abord trois filles, ensuite trois garçons. L’aînée des enfants et des filles a choisi d’embrasser la vie religieuse : elle est membre de la Congrégation des Sœurs de Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus. Les deux autres se sont mariées, l’une au sortir du lycée de Kimwenza, l’autre après un graduat en anglais à l’Institut supérieur pédagogique de la Gombe. C’est avec les garçons que Papa Bretelles n’a pas eu, pour ainsi dire, de chance. Le premier, après avoir raté à deux reprises son diplôme d’État, s’est lancé dans la carrière sportive, en football plus exactement, où il n’arrive pas à se faire un nom. Les deux autres se sont littéralement engloutis dans l’enseignement universitaire ! « Votre université a abêti mes fils ! Dieu merci, mes filles l’ont échappé belle ! Elles auraient pu sombrer dans la délinquance sexuelle… »

L’accusation est gravissime, mais elle est à l’aune des préjudices que K. estime avoir subis. Et il n’y va pas par quatre chemins pour sa plaidoirie : « Ils étaient censés apprendre, acquérir quelque savoir, devenir meilleurs, non ? Parlez avec eux, vous serez édifiés : ils s’expriment dans un sabir, qui n’est ni le français ni nos langues africaines ! Suivez leur raisonnement, quand il leur arrive de raisonner, j’ai parfois honte du nom (le mien) qu’ils portent, même si l’on peut se consoler en se disant que le mal est général… Il n’empêche : qu’avons-nous fait pour mériter une telle hécatombe ? Si notre Alma Mater ne peut rendre meilleurs nos enfants, qu’on la ferme ! Je sais que je rêve à haute voix, que certains me taxeront de toutes les folies utopistes du monde », fulmine-t-il.

Monsieur K. avait tout fait pour que son second fils devienne médecin. Hélas, contre toute attente, celui qui brillait par ses résultats au secondaire, n’est jamais  parvenu à passer le cap du premier graduat en médecine, à l’université de Kinshasa. De guerre lasse, il alla se réinscrire à l’Institut supérieur des sciences et techniques médicales (ISTEM). Mais, là non plus, les choses ne semblaient guère s’arranger. Difficilement, il fut reçu en deuxième année des sciences infirmières, mais ce fut pour s’y noyer définitivement. Selon lui, seuls ses parents seraient responsables de ses déboires scolaires parce qu’ils s’entêtaient à ne pas admettre qu’avec sa seule intelligence aucun étudiant en République démocratique du Congo ne pourrait réussir aujourd’hui à l’université. Pour toute réaction, le père rétorquait :

– C’est aussi à cause de l’argent que vous êtes incapables de vous exprimer correctement en français ? Moi, je n’ai pas été à l’université ; avec mon certificat d’instituteur, juste quatre années post-primaires, j’ai fait ma vie, je n’ai pas à rougir devant qui que soit, en tout cas je ne nourris aucun complexe d’infériorité devant les diplômés d’aujourd’hui…

Tancé par son épouse et d’autres membres de la famille élargie pour son idéalisme contre-productif, Monsieur K. a fini, hélas par ravaler ses beaux principes « cathos », en  acceptant de faire comme tout le monde. Il a ouvert un compte à chacun de ses deux garçons, jusque-là étudiants de carrière. Et voilà, comme par enchantement, ils sont devenus brillants, de petits génies quoi ! De l’ISTEM qui lui menait la vie dure (sic !), le premier se retrouve aujourd’hui dans une université privée, inscrit en troisième année de médecine. Avec pratiquement les mêmes enseignants qu’il avait dans les amphithéâtres  de la Colline inspirée. Informé de ses performances, son père ne s’est pas empêché de le prévenir :

– Je veux bien croire aux miracles, mais jamais, jamais, tu m’entends, je ne me ferai soigner par toi !

L’autre fils, qui avait pour spécialité de changer d’institution universitaire chaque année, est sur le point d’achever avec brio une licence en marketing dans un grand institut supérieur de la place. Un nègre lui a concocté une belle dissertation qu’un de ses enseignants a, sans broncher, accepté de patronner et de soumettre devant un jury. En l’absence de son père qui a trouvé des excuses pour ne pas assister à la soutenance de son mémoire, c’est Maman Chantal, sa mère, et tous ses frères et sœurs qui sont venus acclamer et féliciter le lauréat.

« Alongi na ye ! (Il a triomphé !). Oui, il l’a bien mérité. Bientôt, ce sera le tour de son grand frère de fêter avec pompe son entrée dans la grande corporation de porteurs de blouses blanches ! Par foi d’Hippocrate !