L’Université en péril

L’enseignement supérieur et universitaire se porte mal. À cause d’un certain nombre de de mauvaises pratiques qui vont du favoritisme à la corruption du corps enseignant, de la préférence par les étudiants de la loi du moindre effort au harcèlement sexuel, les griefs son nombreux. Conséquence : la qualité de l’enseignement ne cesse de se dégrader à chaque rentrée académique. Le mal est tellement profond qu’il touche aussi bien les universités publiques que privées. Enquête.  

Une professeure s’adressant à l’assistance dans un amphithéâtre à l’UNIKIN.
Une professeure s’adressant à l’assistance dans un amphithéâtre à l’UNIKIN.

Le 11 février, le ministre de l’Enseignement supérieur et universitaire, Théophile Mbemba, a tenu une conférence de presse conjointe à son cabinet avec son homologue de l’Enseignement primaire, secondaire et professionnel, Maker Mwangu Famba. S’il n’a pas voulu s’appesantir sur les maux qui rongent le monde universitaire, il a quand même reconnu que la situation est critique, en rappelant que  cette question des « antivaleurs » avait été abordée, le 6 février, lors d’une rencontre avec les conseils d’administration des université et instituts supérieurs, le  président des conférences des chefs d’établissement de la République démocratique du Congo, les comités de gestion des établissements publics et privés de l’Enseignement supérieur et universitaire.  « Nous sommes tous conscients que le secteur de l’Enseignement supérieur et universitaire offre un tableau sombre et désastreux. Aussi, cette première rencontre nous offre une occasion de faire l’autopsie du segment éducationnel du supérieur, fixer les compteurs à zéro et nous armer pour faire face aux défis qui rongent l’Enseignement supérieur et universitaire.  Nous n’avons pas le droit au défaitisme et de demeurer indifférents au désordre qui s’est installé dans la plupart des établissements de l’Enseignement supérieur et universitaire. Nous n’avons pas le droit de léguer aux générations futures un pays qui fera appel aux compétences extérieures surtout dans les domaines scientifiques, parce que nos enfants ne sont bien formés aujourd’hui », a martelé Théophile Mbemba. Pour lui, certaines de ces « antivaleurs » sont devenues chroniques et restent d’actualité en dépit des mesures d’interdiction prises à travers les instructions académiques. Il s’agit notamment de l’obligation d’achat de syllabus et de la marchandisation des travaux pratiques, la réussite illicite n’obéissant ni à la loi, ni au règlement des examens, encore moins aux règles morales.

Les « antivaleurs » relevées par le ministre de l’Enseignement supérieur et universitaire sont bien réelles. Elles ont contribué à ternir l’image des universités et instituts supérieurs du pays. Des réseaux parallèles dont le seul but est de faciliter la perpétuation des mauvaises habitudes  sont nombreux. La réussite n’est plus liée au mérite, mais à un certain nombres de règles qui transgressent la loi comme l’acquisition par les étudiants de documents imposés par le corps  professoral, le trafic d’influence, la fraude systématique, le harcèlement sexuel…

Le rôle des professeurs 

La majorité des professeurs  ou des chefs de travaux vendent des syllabus. Officiellement, ils affirment que cela n’est ni obligatoire ni une condition pour la réussite des étudiants. Pourtant,  chaque syllabus vendu porte un code spécifique que l’étudiant devra inscrire sur ses copies lors des travaux pratiques, des interrogations et des examens. Pour contraindre les étudiants à acheter les syllabus,  certains professeurs vont jusqu’à  sauter  des pages entières pendant le cours. Ainsi, les étudiants n’ont d’autre choix que de se procurer la totalité du texte. Et cela est une source importante de revenus pour les professeurs. Or, ce n’est pas le fruit de leurs propres recherches, ils ne font que reproduire et vendre le travail des autres, ce qu’on appelle le photocopillage. Car ces enseignants sont tout sauf des chercheurs dans leur propre discipline. Ghislain, étudiant en premier graduat en relations internationales à l’université de Kinshasa (UNIKIN), est l’une des victimes de cette triste réalité. Il explique : « Au début du cours, le professeur et son assistant nous ont dit que l’achat du syllabus n’était pas obligatoire. Mais un jour, ils ont procédé à la distribution des copies d’un travail pratique uniquement à ceux qui s’étaient procuré le syllabus. Grâce à un camarade, j’ai photocopié le travail pratique, mais je ne savais pas quel code inscrire sur la case réservée à cet effet, alors que je n’avais pas encore acquis l’ouvrage. » Samson, qui est en troisième année dans la filière Environnement à l’Université pédagogique nationale (UPN), n’est pas épargné par ce phénomène. Selon lui, l’année académique passée, pendant la deuxième session, un chef des travaux avait  refusé d’envoyer sa note au décanat de sa faculté. La raison ?  Il  n’avait pas payé les droits d’auteur du syllabus qu’il avait photocopié auparavant.  Après avoir accompli cette obligation, sa situation a été régularisée.

Toujours à l’UPN, un assistant,  fils d’un professeur dans une autre université de la place règne en maître absolu.  Il poursuit, en effet, les enseignements de son père qui ne vient que pour introduire le cours de didactique dans presque toutes les facultés. « Chez cet assistant, l’achat du syllabus  et le branchement sont obligatoires pour tous les étudiants. Et cela a un coût : 10 dollars chacun.  Après le cours, il  s’assoit sous un arbre où il reçoit les étudiants qui viennent lui remettre chacun son dû », indique un étudiant de l’UPN. Autre astuce utilisée par  les professeurs, les chefs de travaux ou les assistants : annoncer un examen ou une interrogation  à livre ouvert, car ils savent que les éléments de réponse aux examens ou interrogations se trouvent dans les syllabus et que, coûte que coûte, l’étudiant non en règle sera dans l’obligation d’acheter le syllabus.

 Un vocabulaire spécifique

Dans les milieux universitaires, les étudiants utilisent des termes détournés de leur sens courant pour désigner certains phénomènes qui caractérisent leur quotidien. Le mot couloir, par exemple, signifie entre en contact avec un professeur ou son assistant par le biais d’une tierce personne.  Le vocable branchement, dans le jargon estudiantin, c’est le  fait de corrompre un professeur ou un assistant en échange d’une bonne note.

« Tout couloir est couloir, mais tout couloir n’est pas bon à prendre » dit Gérard, étudiant en première année de droit à l’UPN, ajourné, pour expliquer qu’il y a des situations où l’on risque de jeter son argent dans la mer. Pendant la période des examens, certains étudiants rusés extorquent de l’argent à des condisciples naïfs au nom d’un professeur ou d’un chef de travaux. Carlos, en deuxième licence de communication, a été victime d’une pareille escroquerie en premier graduat. Lui et ses amis avaient donné chacun 30 dollars à un condisciple qui prétendait venir de la part d’un professeur membre du jury.  Quelques semaines  plu tard,   l’arnaqueur  disparaissait dans la nature, pendant que ses victimes étaient ajournées. Florent, lui, est provisoirement en deuxième année de droit à l’UNIKIN car il attend toujours la publication de la liste définitive pour connaître son sort, après son ajournement lors de la délibération de la deuxième session.  Voulant à tout prix passer en deuxième graduat,  il a exploité un couloir en donnant 100 dollars à un assistant membre du jury, mais sans succès. Il a ensuite contacté un autre membre du jury à qui il a remis 100 dollars pour inscrire son nom sur la liste définitive. Il continue d’attendre.

L’expression « points sexuellement transmissibles » est également utilisée dans les milieux estudiantins. Elle signifie que la réussite dans un cours pour une jeune fille est conditionnée par des rapports sexuels avec les professeurs ou les chefs de travaux. À la faculté de psychologie de l’UPN, un chef de travaux ne se gêne pas de dire dans l’amphithéâtre que toute fille voulant réussir dans son cours peut obtenir des points sexuellement transmissibles en couchant avec lui. Cette pratique serait également très courante à l’UNIKIN, selon quelques étudiants. Il y a malgré tout des filles qui ne se laissent pas faire. Pour elles, l’échec ou l’ajournement est garanti. C’est le cas de Tété, en deuxième licence en forêt à l’UNIKIN. Lorsqu’elle était en troisième année, elle avait résisté à un professeur, ce qui lui valut de reprendre l’année.

Autre pratique courante, le fait pour certains assistants de vendre des interrogations et des travaux pratiques. Selon un communiqué signé par le recteur de l’UPN au début de ce mois,  il  est interdit aux professeurs et chefs de travaux de monnayer les travaux pratiques et les interrogations. « Les récalcitrants les récalcitrants seront sanctionnés », prévient le recteur. Pourtant, cela se fait de façon permanente au sein de la faculté d’hôtellerie où un assistant  contraint chaque étudiant de payer 500 francs avant une interrogation, selon un étudiant de première année en environnement.

Les homes détournés de leur fonction

Les homes sont destinés aux étudiants. Mais, à l’UNIKIN, on trouve également des membres des familles des personnels de cet établissement, d’anciens étudiants ainsi que quelques chefs de chefs de travaux  qui y habitent illégalement en complicité avec les services du logement. Au home 40, on assiste à un autre phénomène. Quand l’eau ne coule plus des robinets, les étudiants vont faire leurs besoins naturels dans ce home, considéré comme faisant partie de la broussaille qui entoure le campus. Les toilettes des étudiants ne sont utilisables que lorsqu’il y a de l’eau dans les robinets. Le manque  d’eau  peut durer jusqu’à trois jours.  «  Aucun étudiant ayant habité le home 40 n’a été épargné par cette réalité », indique un étudiant de deuxième licence en forêt. Par mesure préventive, certains étudiants ont érigé des WC à chute libre quand il n’y a pas d’eau.

Les étudiantes ne manquent pas l’occasion de s’illustrer

Tous les étudiants connaissent l’expression « appel ya 1000 francs ». Il s’agit, en réalité, d’une forme de prostitution. Une catégorie de filles logées dans  les homes se livre à cette pratique en laissant leurs numéros de téléphone et leurs photos aux tenanciers de cabines téléphoniques du voisinage. Ces derniers constituent un répertoire contenant des photos et des numéros de téléphone que peut consulter quiconque est intéressé pour  opérer son choix.  « Si un client se présente et que les tenanciers des cabines appellent la fille, cet appel vaut 1000 francs. Cette somme n’est rien d’autre que la commission du facilitateur », selon une des  pensionnaires du home. Contrairement aux homes des garçons, ceux des filles sont gardés par des surveillants. Ces bâtiments sont inaccessibles  aux hommes.  Leurs  portes s’ouvrent à 5 heures du matin et se referment à 22 heures . Toutes les étudiantes pensionnaires sont  censées y  être à cette heure-là. Les retardataires ne peuvent y accéder et sont condamnées à passer la nuit à la belle étoile.  Mais  il y a une catégorie de filles qui contournent cette règle pour retourner au home au-delà de l’heure réglementaire, surtout les week-ends. Avant d’aller à la cité, elles informent des surveillants avec lesquelles elles sont complices qu’elles rentreraient tard en leur graissant la patte. «  Il ya des gardiens qui ne préfèrent travailler que les week-ends, car ils savent que les filles qui rentrent tard vont leur donner de l’argent », selon un ancien résident du campus.  Pour lui, certaines étudiantes sont déposées par leurs chéris à minuit,  sous les regards impuissants des gardiens, qui se contentent d’un billet de banque.

Multiplication de réseaux

Les universités publiques regorgent de nombreux réseaux quasiment maffieux. Certains échappent à la vigilance des autorités académiques, alors que d’autres sont entretenus par des  professeurs et des membres du personnel administratif. Des étudiants en agronomie de l’UNIKIN  devaient effectuer leurs stages académiques dans un centre de recherche en botanique. Pour ce faire, ils avaient sollicité des lettres de stage académique auprès de leur  faculté. Mais comme elles tardaient à venir en dépit de l’urgence, le centre ayant besoin des étudiants pour s’occuper de jeunes plantes de leur jardin, les stagiaires ont contacté un réseau de faussaires qui a confectionné des lettres destinées au centre. Quelques semaines plus tard, les lettres officielles sont sorties.  Selon un étudiant, les correspondances se ressemblaient à s’y méprendre.

Dieumerci a fini ses études en 2012. Lorsqu’était troisième graduat de droit, il avait échoué.  Dans ce cas, le règlement de l’époque était clair : en cas d’échec à deux reprises dans une même promotion,  l’étudiant est nafé, c’est-à-dire non-admissible dans la même filière.  Pour contourner la difficulté, Dieumerci s’est procuré les relevés de notes et l’attestation de réussite d’un ami qui a fait son premier cycle à l’université de Kikwit. Il les a scannés, avant de modifier tous les renseignements. « J’ai sollicité une nouvelle inscription en me présentant comme un nouvel étudiant venant de l’université de Kikwit et, finalement,  j’ai été admis moyennant 150 dollars donnés à un  membre du personnel administratif de la faculté de droit », affirme-t-il.

Toutes les facultés des universités publiques ont leurs propres réseaux. Même les homes ne sont pas épargnés. C’est d’ailleurs l’endroit le plus « sécurisant » pour cela affirme un habitué. Parmi les activités qui s’y déroulent, il y a la notamment la falsification des documents officiels, la fabrication  des cartes d’électeurs, des diplômes d’État, des permis de conduire, des attestations de réussite académiques, des relevés de notes, des bordereaux bancaires, etc. Au début de l’année un nombre important d’étudiants ont été jetés au cachot. Il leur était reproché d’avoir détenu de faux bordereaux bancaires de paiement de frais. Selon un étudiant de troisième année de droit de l’UNIKIN, les frais académiques sont payés à la banque. Mais certains responsables de la faculté de droit percevraient frauduleusement de l’argent de la part des nouveaux étudiants naïfs en leur délivrant des faux bordereaux. D’où la  suspension  à durée indéterminée du secrétaire académique. Il est soupçonné d’avoir fraudé  dans la scolarité des étudiants et dans la perception irrégulière des frais au détriment du système de partenariat. Selon une lettre du professeur Sakata M. Tawab adressée au comité de gestion et au doyen de la faculté de droit, depuis une dizaine d’années un réseau maffieux de falsification de grilles et relevés de notes opère au sein de cette faculté. D’après l’auteur de la lettre, ce réseau était constitué uniquement de membres du personnel administratif, avant d’être rejoint par le corps académique, en l’occurrence le secrétaire académique. À l’UPN également, une liste de plus de 3000 étudiants détenant des faux bordereaux a été affichée il y a peu.

Ignorance des parents

La majorité des parents ne sont pas au courant des mauvaises pratiques qui ont élu domicile dans les universités et instituts supérieurs du pays. Ils savent seulement que l’achat de syllabus est obligatoire. Un parent, tuteur de quatre étudiants affirme n’avoir jamais donné d’argent à ses neveux afin de corrompre les enseignants. Avant d’ajouter qu’à son époque de telles pratiques n’existaient pas. Un étudiant en droit de l’université de Kinshasa dit, pour sa part : « Si j’ai besoin d’argent pour corrompre un chef de travaux, je maximise le prix d’un syllabus. S’il coûte 15 dollars, je demande à mon père de me trouver 40 dollars. Je garde la différence parce que les réalités de l’université sont complexes.» À l’en croire, un étudiant prudent  doit avoir un « esprit économique » pendant les périodes d’examens ou de post-examens, car il peut se présenter un « couloir » pour faire les « branchements ».

Nombre des étudiants et frais académiques

Selon certaines sources,  l’université de Kinshasa, la plus ancienne du pays, compterait plus de 30 000 étudiants. Mais, officiellement, le secrétariat académique a présenté un effectif de 26 000 étudiants l’année académique passée, dont  21.000 étudiants  ont payé les frais académiques.  L’UPN quant à elle, a un effectif de près 20 000 étudiants. Au cours de la précédente année académique, l’UNIKIN comptait 802 professeurs. Les deux universités se partagent presque les mêmes professeurs. En réalité, l’effectif réel des étudiants est tenu qu’il y a des étudiants qui s’acquittent de leurs droits, mais que cet argent est détourné de sa destination par certains membres du corps académique à travers des mécanismes bien organisés. C’est pourquoi les effectifs réels des étudiants varient selon les circonstances et les interlocuteurs. Le flou et l’approximation sont bien entretenus. Au niveau des frais académiques, les nouveaux étudiants de l’UNIKIN payent 295 dollars, ceux des classes montantes 270. À  l’UPN ils reviennent  à 315 000 francs pour les nouveaux et 264 100 francs pour les étudiants des classes montantes.