L’ORGANISATION des pays exportateurs de pétrole (OPEP), pourtant l’une des rares institutions ayant une influence avérée sur le marché pétrolier, n’a elle-même pas la capacité de fixer le prix du pétrole. Le continent africain n’échappe pas à cette réalité.
Cela ne signifie cependant pas qu’un (groupe de) pays ne puisse pas avoir une influence sur la façon dont les prix des produits de base se forment. La Chine l’a bien compris, et c’est la raison pour laquelle elle a lancé, en mars dernier, un contrat à terme pétrolier sur le nouveau marché boursier du Shanghai International Energy Exchange.
La vision de la Chine
Certains pourraient certes voir dans cette évolution un événement purement technique dont l’intérêt ne vaudrait que pour les opérateurs des filières pétrolières – producteurs, négociants, raffineurs, banquiers – et leurs observateurs. Comptant parmi les produits dits « dérivés », un contrat à terme permet, en effet, de gérer le risque de prix associé à l’achat et à la vente d’une matière première ou de spéculer sur celle-ci.
Il s’agit, dans le cas présent, de fixer le prix du pétrole pour une échéance future et, ainsi, d’éviter de subir une hausse ou une baisse. Le fait que ce contrat soit libellé dans la monnaie chinoise, qu’il réponde aux besoins économiques précis des industriels de ce pays et, plus fondamentalement encore, qu’il soit accessible aux non-résidents est certes une nouveauté, mais il s’inscrit, en définitive, dans la longue histoire des instruments financiers qui, depuis des décennies, ont été créés pour gérer l’instabilité naturelle des prix agricoles, de ceux des métaux ou de l’énergie.
Cette vision demeure cependant bien étroite, et c’est, au contraire, toute la dimension stratégique de cette évolution qu’il convient de retenir. Le premier bénéfice d’un marché boursier tel que celui de Shanghai est, en effet, « d’offrir » une référence de prix observable par tous, sans délai et sans coût. Que l’on s’interroge, parmi tant d’autres exemples, sur le prix du cuivre, du cacao, du café ou du pétrole, et l’on trouvera immédiatement non pas les prix de producteurs zambiens ou congolais, ivoiriens, éthiopiens, nigérians ou angolais, mais bien les cours boursiers de Londres, de New York ou de Chicago.
Voie à suivre pour les Africains
Issue d’un marché financier mais jugée « objective », cette référence sert, en réalité, de base de négociations pour les contrats commerciaux, et ce, à l’échelle internationale, voire mondiale. C’est bien là tout l’enjeu de la stratégie chinoise. Qu’on le comprenne : l’ambition de Pékin n’est pas seulement d’offrir à sa filière pétrolière un outil financier de gestion des risques, mais bien que les prix du brut se forment à Shanghai, et non uniquement à Londres et à New York. De ce point de vue, il apparaît clairement que l’Europe continentale a négligé le rôle stratégique de ces marchés boursiers.
L’Afrique ne peut, elle, commettre une telle erreur. Que les Bourses chinoises, telles que celles de Shanghai ou de Dalian, montent en puissance et concurrencent leurs homologues anglo-saxonnes apparaît tout autant logique que légitime. Que les pouvoirs publics des pays partenaires ne prennent pas suffisamment en compte les profonds bouleversements que cela impliquera à terme apparaît, en revanche, surprenant. Que les pays africains, pourtant pleinement engagés dans la mutation structurelle de leurs économies, n’accélèrent pas, dans un tel contexte, le chantier d’une financiarisation qu’ils ont pourtant ouvert lors du traité d’Abuja de 1991 l’est tout autant.
« Premier arrivé, premier servi » : l’aphorisme vaut très largement pour les marchés financiers et l’on pourrait opposer à cette seconde incompréhension qu’il est désormais trop tard.
Comment ainsi imaginer qu’une Bourse de matières premières africaine puisse s’imposer à l’échelle internationale face aux géants que sont désormais le Chicago Mercantile Exchange, l’Intercontinental Exchange ou le Shanghai Futures Exchange ? Des marchés à terme de produits de base existent bien sûr en Afrique ou ont existé : les premiers furent ainsi développés en 1994 au Zimbabwe et en Zambie.
À l’image de l’Ethiopian Commodity Exchange créé en 2008 et parfois présenté comme un exemple de réussite, ces marchés ont néanmoins avant tout ciblé des matières premières agricoles et la satisfaction des besoins locaux. L’ambition était, notamment, d’assurer une plus grande stabilité des revenus des petits producteurs et de lutter contre l’insécurité alimentaire. Ils ont connu des fortunes diverses, mais ils n’ont surtout pas permis d’assurer aux nations africaines la place qui, sur certaines commodités, pourrait leur revenir.
Si des pays du continent reconnaissent l’importance tant économique que stratégique de ces marchés, peut-être conviendrait-il alors qu’ils s’engagent plus en avant dans des partenariats ambitieux visant à les promouvoir là où les Bourses historiques internationales ne se sont pas (encore) positionnées. Parce qu’ils ne sont pas (totalement) financiarisés mais parce qu’ils le seront un jour, et parce que l’Afrique dispose d’un réel poids économique sur ce segment, les minerais pourraient constituer, bien plus que les produits agricoles, un angle d’approche intéressant pour servir cette stratégie.
Les prérequis seraient de toute évidence bien nombreux et les chances de succès, probablement limitées, mais un tel constat ne pourrait suffire pour éteindre les velléités continentales dans ce domaine si celles-ci se faisaient jour. Les marchés américains ou anglais de matières premières sont le fruit d’une histoire vieille de plus d’un siècle. Celle des Bourses africaines n’a certes que deux décennies, voire trois, mais il est, à l’image de la Chine, désormais fondamental que le temps s’accélère.
Maître de conférences à l’université de Bordeaux, directeur adjoint de CyclOpe et senior fellow à l’OCP Policy Center.