Mesures économiques urgentes : le rapport à la terre doit évoluer, si l’on veut en faire un capital-outil de développement, pense Tumba Bob

Le vice-1ER Ministre, ministre de l’Économie nationale a proposé et obtenu du conseil des ministres l’application des 24 mesures économiques jugées « urgentes » pour lutter contre l’inflation et la vie chère. Pourquoi faire, quand tout le monde dans ce pays sait que tout ou presque a été déjà dit, voire décidé, à moins d’être frappé d’amnésie ?

Selon le compte-rendu de la réunion du Conseil des ministres du vendredi 9 août 2024, ces mesures concernent principalement un paquet de 9 produits de première nécessité importés, à savoir la viande, la volaille, les poissons frais, les poissons salés, le lait en poudre, le riz, le maïs, l’huile végétale et le sucre. La mise en œuvre de ces mesures, associée aux efforts en cours de stabilisation du franc congolais par rapport au dollar, permettra de soulager le panier de la ménagère, estime le gouvernement. 

Concrètement, le gouvernement a décidé de la suppression de tous les droits, taxes et redevances sur l’importation du maïs et de la farine de maïs. Les autres mesures portent sur la régulation du marché intérieur, la surveillance et le contrôle des prix, du taux de change appliqué par les gros importateurs et distributeurs, le respect de la réglementation sur les circuits de distribution et le cumul des marges bénéficiaires… Ces mesures fiscales et parafiscales devront être portées par un décret modifiant et complétant le décret n°23/124 du 30 décembre 2023 portant suspension de la perception de la taxe sur la valeur ajoutée/TVA sur les produits de première nécessité.

Dans son plaidoyer devant les médias, Daniel Mukoko Samba, le vice-1ER Ministre, ministre de l’Économie nationale, a mis en avant l’immense challenge assigné au gouvernement d’améliorer le pouvoir d’achat des Congolais par la stabilisation du taux de change, comme l’un des six engagements emblématiques du second quinquennat de Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo, le président de la République. D’après lui, d’autres mesures et stratégies seront prises pour renforcer les producteurs locaux. Lesquels ?

À y regarder de près, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Des observateurs avisés ne sont donc pas du tout séduits par l’annonce de toutes ces mesures. C’est du déjà entendu ! Pour eux, face au problème, il s’agit de faire plutôt un diagnostic global du secteur agricole en tant que clé de la croissance durable, de la réduction de la pauvreté, de la sécurité alimentaire, de la lutte contre le chômage, particulièrement en milieu des jeunes. Et ce diagnostic existe, il ne demande qu’à être actualisé. 

« Avant l’accession du pays à la souveraineté internationale, la colonie belge était exportatrice nette de produits agricoles. Aujourd’hui, le Congo doit importer à manger pour nourrir plus de ses soixante-dix millions d’habitants. »

Par exemple, dans son excellent livre intitulé « La priorité agricole, RDCongo/Afrique », Tumba Bob Matamba, promoteur économique indépendant, insiste sur le fait qu’« il n’y aura plus de discours sur le développement, ni de planification économique, sans l’agriculture comme pierre angulaire ». Préfacé par le professeur écrivain Yoka Lye Mudaba, cet ouvrage-réflexion publié en 2014 paraît encore et toujours d’actualité.

L’ouvrage majeur de Tumba Bob qui se présente comme un plaidoyer et comme une profession de foi, est une contribution à la fois efficiente et efficace au débat qui est projeté par le gouvernement sur l’avenir de l’agriculture dans notre pays. Comme quoi, le message contenu dans ce livre semble prémonitoire. Pourvu qu’il trouve un écho favorable auprès des décideurs politiques. 

Tumba Bob défend qu’en matière économique, la transition de l’enfer vers le paradis passe par le changement du modèle économique existant : modification de la structure des circuits de distribution, en privilégiant la consommation intérieure et le marché régional. La filière de l’agroalimentaire n’échappe pas à cet impératif de restructuration. Elle en est même le soubassement.

L’agriculture, dit-il, n’est pas seulement une priorité pour l’essor économique de l’Afrique, elle est aussi une priorité sociale. Seule une intégration des marchés africains pourrait favoriser et accélérer les effets d’entraînement de l’agriculture continentale sur les industries locales de l’amont (les machines-outils, les engrais) et celles de l’aval (la transformation en biens de consommation finale). Une division du travail est même envisageable entre, d’une part, l’élevage intensif dans la zone sahélienne et, d’autre part, la culture des céréales, fruits et légumes près des côtes et dans la zone tropicale.

« La production reste cependant la clé, car c’est le bien à créer qui justifie et conditionne les services subséquents… Le bien originel, c’est le produit de la terre, qu’il soit agricole ou minier. C’est lui qui ouvre la voie à la transformation, le secteur secondaire, et aux facilitations de tous genres, si vous voulez, le secteur tertiaire. »

Cependant, insiste-t-il, l’intégration économique continentale ne peut que procéder d’une volonté politique commune affichée. Jusqu’ici, l’Afrique subit passivement les chocs de l’économie mondiale, même si ces derniers peuvent par moments lui être favorables, comme la montée des prix des matières premières. Par contre la levée des obstacles au développement de l’agrobusiness exigera une concertation préalable au niveau du continent, prélude à une stratégie commune. L’activité économique se subdivise en trois secteurs : le primaire (l’agriculture et les mines), le secondaire (la transformation des produits issus du secteur primaire), et le tertiaire (l’ensemble des facilitations encadrant la production et la distribution des biens). 

La production reste cependant la clé, car c’est le bien à créer qui justifie et conditionne les services subséquents… À bien lire le livre de Tumba Bob, le bien originel, c’est le produit de la terre, qu’il soit agricole ou minier. C’est lui qui ouvre la voie à la transformation, le secteur secondaire, et aux facilitations de tous genres, si vous voulez, le secteur tertiaire. Le secteur primaire ne représente qu’environ 15 % du Produit intérieur brut/PIB (ensemble des biens et services produits et commercialisés dans le pays). Et au sein de la filière, en Afrique subsaharienne, l’agriculture s’arroge, à elle seule, 63 % de la valeur globale, contre 10 % dans les pays industrialisés. 

C’est dire combien est faible la transformation manufacturière des produits agricoles, le lien entre les secteurs primaire et secondaire étant quasi-inexistant dans une Afrique championne de l’exportation des matières premières à l’état brut. Quand ils ne sont pas exportés, les produits agricoles africains passent du champ à l’assiette presqu’à l’état naturel. 

La révolution dans l’agro-industrie, nous dit Tumba Bob, passe impérativement par une modification structurelle de la filière agricole traditionnelle. Du champ à l’assiette doit se muer en du champ à l’usine et de l’usine au marché. D’après lui, l’introduction de la notion d’usinage est une cassure qui enterre la notion d’autosubsistance et fait disparaître l’assiette comme destination privilégiée du produit de l’agriculture. Le produit emprunte désormais le chemin de l’usine, et, au sortir de la fabrique, il sera happé par le marché, concept plus large car il renvoie à un système de distribution en éventail entre les ménages, l’exportation, et les débouchés industriels. Le produit agricole engrange désormais une plus-value.

Dans son ouvrage, Tumba Bob nous renseigne que seule une poignée de pays africains a fait l’effort de transformer localement environ le tiers de leurs exportations agricoles. On peut les citer : l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, le Maroc, la Tanzanie et la Zambie. Après les accords de Maputo, par lesquels les chefs d’État et de gouvernement africains s’étaient engagés à allouer au moins 10 % de leur budget national à l’agriculture, seuls 13 États sur 54 ont tenu parole. Si l’agriculture est un vecteur sûr du développement économique durable, comme en ont fait l’expérience le Brésil, la Thaïlande et la Malaisie, il n’en est pas moins vrai que ce miracle est indissociable de la volonté politique.

En République démocratique du Congo/RDC, la promulgation, le 24 décembre 2011, de la loi-cadre n°11/022 sur l’agriculture, a jeté un pavé dans la mare et obligé la Fédération des entreprises du Congo/FEC (chambre de commerce et syndicat patronal) à protester officiellement pour dénoncer une incongruité législative. Trois chantiers parallèles s’interposent en tant que programmes transversaux indispensables au décollage de l’agrobusiness : le développement des infrastructures de transport, de communication et de l’information ; la maîtrise énergétique (eau et électricité) ; et l’amélioration du climat des affaires. Ces trois chantiers sont aussi les trois piliers pour la réalisation d’une intégration économique régionale ou marché commun africain. Ce n’est pas un effet du hasard. 

Pour Tumba Bob, il faut une action gouvernementale d’explication, de vulgarisation et d’éducation des masses populaires pour les préparer aux mutations vers la modernité. Le développement chemine parallèlement avec un changement des mentalités, et ne pourra jamais s’accommoder de certains reflexes ataviques enracinés dans un conservatisme culturel. Le rapport à la terre doit évoluer, si l’on veut en faire un capital-outil de développement.

Avant l’accession du pays à la souveraineté internationale, la colonie belge était exportatrice nette de produits agricoles. Aujourd’hui, le Congo doit importer à manger pour nourrir plus de ses soixante-dix millions d’habitants. Selon le professeur Éric Tollens, enseignant émérite d’économie agricole à l’Université catholique de Louvain (K.U. Leuven), et qui suit, depuis de nombreuses années, la situation de l’agriculture de notre pays, le Congo figure dans le peloton de tête de tous les indices de la faim et de la sous-alimentation des Nations Unies. 70 % des Congolais souffrent de sous-alimentation et de carence en protéines, en glucides et en vitamines.

« L’image de l’agriculture dans l’opinion nationale est une image écornée : dans la mentalité populaire, jusqu’à nos jours malheureusement, la terre n’est pas perçue comme un facteur économique, un capital à fructifier, à l’instar de n’importe quel autre business… On cherche à créer des agriculteurs par décret, alors que l’agriculture est un secteur de l’économie à la fois utile, prioritaire et même rentable. »

Cela est d’autant plus scandaleux que le Congo réunit tous les atouts pour être une puissance agricole capable même de nourrir une bonne partie du continent. Véritable « château d’eau » de l’Afrique, avec 55 % des réserves d’eau douce du continent, le pays possède un excellent climat et des terres à perte de vue. Mais Kinshasa importe près de la moitié de ses besoins alimentaires, alors que quatre Congolais sur cinq travaillent dans l’agriculture. Il y a un fossé tragicomique entre potentialité et réalité.

Selon Tumba Bob, l’image de l’agriculture dans l’opinion nationale est une image écornée : dans la mentalité populaire, jusqu’à nos jours malheureusement, la terre n’est pas perçue comme un facteur économique, un capital à fructifier, à l’instar de n’importe quel autre business. Bien au contraire, le travail de la terre souffre d’un préjugé social défavorable, qui l’assimile à une activité dégradante réservée aux classes inférieures.

Face à la pénurie des biens alimentaires que l’on doit importer à prix d’or pour nourrir les populations, il n’est pas rare de voir une autorité politique décréter que tout investisseur institutionnel doit, en plus de son objet social statutaire, développer parallèlement une activité agricole obligatoire, sous la peine de sanctions. On cherche à créer des agriculteurs « par décret », alors que l’agriculture, profession noble et qui exige des compétences spécifiques, est un secteur de l’économie à la fois utile, prioritaire et même rentable.

De tous les leviers connus de croissance économique, le secteur agricole est celui qui a le plus fort potentiel de réduction de la pauvreté, souligne Tumba Bob. Mais pourquoi ça ne décolle pas dans le pays ? Les populations africaines sont paysannes à plus de 60 %. Et toute tentative de caporalisation de l’agriculture est vouée à l’échec, par l’ignorance d’une vérité élémentaire : dans l’économie moderne post-révolution technologique (avec l’explosion de la production des biens et services, la dérèglementation de l’activité économique et l’autorégulation des acteurs socio-économiques, le désengagement de l’État des circuits économiques et son confinement dans le seul rôle régalien), l’initiative privée est devenue l’unique moteur de la croissance économique…

Et d’ajouter : l’agriculture n’a besoin que d’incitations appropriées émanant des pouvoirs publics, à l’instar de la politique ivoirienne de mise à disposition du secteur privé de 40 millions d’hectares de terre cultivable. L’agriculture est un métier de professionnels. On voit se développer, au sein des classes bourgeoises de bon nombre de pays africains, une propension à l’agriculture dilettantiste : un projet d’agro-élevage dans l’hinterland de la grande ville, voué essentiellement aux villégiatures de fin de semaine en bandes organisées. La rentabilité économique n’est jamais à l’agenda, et les produits de la ferme ne sont pas visibles sur le marché local.

Toute l’activité agricole a régressé en RDC, et seuls quatre produits phares affichent encore un niveau moyen de statistiques de réalisation : le manioc (16 000 000 t), le sucre de canne (1 950 000 t), l’huile de palme (1 250 000 t) et le maïs (1 200 000 t), selon les statistiques de la FAO de 2012. Le manioc est la culture par excellence en Afrique. Consommé sous des formes variées d’un pays à l’autre et, au sein du même pays, d’une région à l’autre, le manioc est, dans l’alimentation de l’Africain, ce qu’est le pain pour l’Occidental en général, et le Français en particulier. 500 millions d’Africains mangent le manioc au quotidien.

La RDC est le 5è pays au monde producteur de manioc, derrière le Nigeria (54 000 000 t), l’Indonésie (23 922 075 t), le Brésil (23 044 557 t) et le Thaïlande (22 500 000 t). En termes de meilleurs rendements par tonne et par hectare, elle est le 4è pays au monde, derrière l’Inde (36.41 t/ha), Iles Cook (26.31 t/ha), la Chine, Taïwan (24.16 t/ha), et devant le Suriname (23.33 t/ha). C’est dire la place du manioc dans le menu du Congolais. Cependant, malgré ce tonnage important, vous ne trouvez pas une seule minoterie qui moud le manioc dans tout le Congo, pour produire la farine de manioc pourtant manipulée quotidiennement par des millions de ménagères. 

En tout cas, il dresse un mur infranchissable entre les secteurs primaire et secondaire de l’économie, empêchant ainsi la concrétisation du miracle des effets multiplicateurs porteurs de croissance. Tenez, la farine de manioc est le fait de petits producteurs familiaux, propriétaires de moulins artisanaux, qui fournissent une farine livrée en vrac dans des bassines exposées le long des trottoirs sur les marchés populaires, sans conditionnement industriel. 

La forte domination du manioc (racines et tubercules, 81 % du total de la production agricole) est le signe du caractère marqué d’une agriculture dédiée à l’autosubsistance alimentaire. Par ailleurs, la faiblesse des autres postes de production (19 %) explique la présence massive d’aliments importés (céréales, fruits, légumes, etc.) dans les rayons des surfaces commerciales des grandes villes du pays. 

La reprise en mains de l’activité rurale aura le triple bénéfice de stopper la saignée des devises affectées à l’importation des vivres d’origine agricole, absorber le chômage de masse, et assurer l’essor économique du pays. L’acharnement consacré à briser la spirale de la misère ambiante n’a pour moteur que la volonté de rectifier le cap de la trajectoire du navire communautaire, dans la perspective de pouvoir enfin voguer, toutes voiles dehors, dans la bonne direction du bien-être sociétal et de l’accomplissement de soi.