LES VILLES ne sont jamais construites ni aménagées n’importe où et n’importe comment. C’est de la compétence technique des ingénieurs en bâtiment et travaux publics (BTP). C’est dire que l’ingénierie est une activité rigoureuse de conceptualisation et de réalisation d’ouvrages d’art fonctionnel et de construction d’ensembles structuraux. C’est une activité qui allie règles de l’art et rigueur scientifique, de la planification à la responsabilité de la construction et au contrôle des équipements, en passant par la planification, la conception et les études.
La frénésie immobilière auquel nous assistons à Kinshasa est un trompe-l’œil. Sur fond doré. En réalité, Kinshasa est une ville d’une pauvreté incroyable en infrastructures en matière de BTP. Pour le bâtiment, les experts table le déficit de logements sur des millions d’unités. Cela veut dire que la majorité des Congolais n’habitent pas dans les logements décents. En ce qui concerne les travaux publics, il y a une pauvreté urbaine incroyable en matière de routes, moins de 600 km à Kinshasa. Bref, il y a beaucoup de défis à relever, notamment dans le domaine de l’aménagement urbain.
Défaillance de l’État
Quand le BTP va, c’est que l’économie marche, dit un adage français. Le BTP à Kinshasa est un secteur d’avenir, pourvu que les pouvoirs publics y mettent de l’ordre. Cela doit commencer par la revisitation de la réglementation en vigueur et l’abandon de certaines pratiques. Michel Uyumbu Soko Longe, le président du conseil d’administration de la Corporation nationale des ingénieurs BTP (CNirs BTP), croit fermement que « c’est un secteur qui doit être repensé pour que les choses soient remises en ordre ». En effet, déclare-t-il, 60 ans après l’indépendance, la République démocratique du Congo ne dispose pas de normes spécifiques dans ce secteur. « Ce n’est pas normal ! Nous, les professionnels en avons grandement besoin. Il appartient donc à l’État de jeter un regard sur un secteur aussi vital qu’est le BTP, en y mettant de l’ordre. »
Est-ce que la situation chaotique dans le BTP, particulièrement à Kinshasa, est la conséquence de la défaillance de l’État ? « Bien sûr que oui ! Rien qu’au niveau de la réglementation. Aujourd’hui, on parle d’un nouveau code foncier, on parle aussi du code de l’urbanisme et de l’habitat… Mais nous insistons sur le fait que le changement de destination de terrain soit scrupuleusement interdit. »
La défaillance n’est pas que du côté de l’État, les professionnels du BTP ont également leur part de responsabilité. D’où la création de la corporation dans le but d’assurer la protection des bénéficiaires de services des professionnels, par le respect de la Charte de l’ingénieur BTP. « Justement, sans éthique, les services rendus aux bénéficiaires ne peuvent être de qualité. » La Charte de l’ingénieur BTP est un document qui définit les valeurs de la profession à respecter et l’éthique qui va guider toutes les actions des professionnels du secteur. Ce souci de se comporter dignement dans l’exercice de la profession de l’ingénieur BTP dicte également la relation à la filière formation, c’est-à-dire l’Institut national du bâtiment et des travaux publics (INBTP). Normes, planification, construction, entretien, prix, alternatives… tout ce qu’il faut savoir sur le BTP. Entretien.
Business et Finances : Qu’est-ce qu’un ouvrage de qualité ?
Michel Uyumbu : Merci d’avoir associé la Corporation nationale des ingénieurs BTP à ce débat sur la qualité des ouvrages qui nous préoccupe tous. La qualité est un concept aussi vieux que l’apparition de l’homme sur la terre, et s’applique à beaucoup de secteurs de la vie. Disons, l’homme a toujours aspiré à la qualité. Dans l’histoire, les plus vieilles civilisations, comme la civilisation babylonienne ou la civilisation romaine, s’intéressaient déjà de la qualité. Aujourd’hui, on parle de la qualité de la vie, de la qualité de l’air mais aussi de la qualité des produits et services, voire de la qualité des systèmes de gestion. Bref, le concept de qualité a connu plusieurs évolutions, il est considéré aujourd’hui comme un mode de management incontournable, performant et présent dans toutes les entreprises…
BEF : Et donc le secteur du BTP n’échappe pas à cette réalité moderne implacable…
M. U. : Le BTP est plus que concerné par la qualité. Pour bien appréhender la notion de qualité, il convient de se référer à la normalisation pour montrer comment le débat sur la qualité a évolué au fil du temps. L’apparition de premières notions de la qualité remonte à plusieurs siècles. Par exemple, le code d’Hammourabi, un texte juridique babylonien daté de 1 750 av J-C, imposait des règles en matière de contrôle de qualité des produits finis, y compris les ouvrages BTP. En 1 664 en France, Colbert, un ministre du roi, disait : « Si la fabrique impose à force de soins la qualité supérieure de nos produits, les étrangers trouveront avantage à se fournir en France et leur argent ira dans les caisses du royaume. » Mais c’est véritablement au cours de 1 920, avec le développement de la production industrielle de masse ou le taylorisme, que la place de la qualité devient prépondérante. Aux États-Unis, par exemple, est publié en 1 970, le Système d’assurance qualité pour la gestion de l’énergie nucléaire considérée comme extrêmement dangereuse. L’Atomic Energy Commission (AEC) avait élaboré alors les 18 critères d’assurance qualité que tous les exploitants des centrales nucléaires et les usines de retraitement des combustibles se devaient de respecter. Et cela a été formalisé par l’American National Standard Institute (ANSI), organe de normalisation national, comme étant la norme d’assurance qualité pour toutes les installations nucléaires.
En 1 986, les experts de l’Association internationale de normalisation (ISO) se sont mis d’accord sur ce que l’on doit entendre par la qualité. Et c’est la Commission technique 176 qui a donné naissance à la norme ISO, puis à la série de normes ISO 8 400 qui définissent la qualité. La première norme définit la qualité comme l’ensemble des propriétés caractéristiques d’une entité qui lui confèrent l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés et implicites de la bonne manière.
Et donc, un ouvrage de qualité, c’est celui qui est construit dans le but de satisfaire réellement les besoins exprimés, de la conception jusqu’à son entretien, en passant par la construction et l’exploitation. La qualité présuppose un ensemble des mesures car elle fait interagir un ensemble des domaines. Cela implique, pour les acteurs de la normalisation, qu’il faille mettre d’abord en place le cadre institutionnel ou l’infrastructure qualité nationale (IQN). Ce cadre permet d’établir et mettre en œuvre toutes les activités qui concourent à la production de qualité.
L’IQN repose sur 5 activités principales : normalisation (processus d’élaboration et de publication de normes), métrologie (scientifique ou industrielle légale), processus d’accréditation, processus de certification et processus d’essai.
BEF : Pourquoi faut-il nécessairement avoir des ouvrages de qualité ?
M. U. : Si les ouvrages ne sont pas de qualité, cela va de soi qu’ils ne répondront donc pas aux besoins exprimés. Ce serait alors tout simplement du gaspillage des moyens financiers. En d’autres termes, les ouvrages de qualité doivent répondre aux exigences de planification, conception, construction et exploitation. Ce n’est que sous ces conditions-là que l’on peut dire qu’on a des ouvrages de qualité. Un ouvrage de qualité a l’avantage de la maîtrise des coûts dans la satisfaction des besoins pour lesquels il a été construit.
BEF : Comment reconnaître un ouvrage de qualité ?
M. U. : Est-ce qu’une grande salle des fêtes construite dans le respect de toutes les exigences techniques dans un village dépourvu d’eau et d’électricité, est un ouvrage de qualité ? La réponse est non ! Tout simplement parce que la salle des fêtes ne constitue pas un besoin fondamental pour cette communauté. Par ailleurs, un ouvrage qui ne respecte pas les prescriptions techniques pour résister aux catastrophes (par exemple, le tremblement de terre) n’est pas un ouvrage de qualité. Un ouvrage de qualité, c’est celui qui prend en compte un ensemble des paramètres, et cela n’est pas toujours facile. La qualité est la conjugaison de plusieurs facteurs technique, politique, écologique, culturel, économique, etc. La construction d’un ouvrage ne doit pas affecter le développement durable en général.
BEF : Est-ce que la qualité d’un ouvrage BTP peut se contrôler ?
M. U. : Certes, la qualité n’est pas mesurable, mais il existe des indicateurs ou marqueurs pour attester de la qualité d’un ouvrage. Ces indicateurs sont définis par l’IQN. Bref, contrôler la qualité d’un ouvrage est un processus complexe qui fait appel à beaucoup d’intervenants.
BEF : Comment doivent être construits les ouvrages dans un pays ou dans une ville ?
M. U. : Le processus est le même pour les ouvrages publics et/ou privés. D’abord, on évalue les besoins, puis on planifie. Ensuite, on conçoit, on matérialisé et on exploitation en respectant les exigences techniques en la matière. Malheureusement, il y a des défaillances, tout simplement parce qu’on n’a pas mis à la disposition de ceux qui exécutent les projets BTP la réglementation. C’est fondamental !
BEF : Est-ce que la qualité des ouvrages dans un pays ou dans une ville dépend finalement de son dynamisme (évolution démographique, politique, culturelle, économique, etc.) ?
M. U. : Absolument ! C’est d’ailleurs ce qu’on appelle le développement des infrastructures. La planification des infrastructures est la projection que l’on fait en rapport avec la taille de la population et de ses besoins. Par exemple, si le taux de croissance démographique est de 10 % par an, cela signifie que les besoins de la population vont croître au même rythme chaque année. Faute de bonne planification, on va se retrouver avec sur les bras des besoins qu’on ne saura plus satisfaire.
BEF : Il ne suffit pas seulement de bien planifier…
M. U. : Une bonne planification ne suffit pas, c’est vrai, mais il faut aussi avoir les moyens pour assurer le développement des infrastructures. En Afrique, en général, ces moyens sont malheureusement limités. À Kinshasa, par exemple, qui est une ville de plus de 12 millions d’habitants, les besoins en eau potable croissent autour de 4 à 5 % chaque année par rapport au taux de croissance de sa population.
Cela veut dire que dans plus ou moins dix ans les besoins en eau d’aujourd’hui vont augmenter d’environ 40 %.
Cela veut dire aussi que nous devons être en mesure de bien planifier aujourd’hui la construction de ces infrastructures pour les dix ans à venir, afin que nous soyons capables de répondre aux besoins futurs.
BEF : À en juger par ce que nous observons aujourd’hui, on peut dire sans être contredit que les politiques publiques font défaut dans ce secteur ?
M. U. : C’est vraiment bien dommage ! Nous n’avons pas de politiques publiques cohérentes en matière de développement des infrastructures par rapport aux besoins de la population. Nous n’avons pas non plus assez de moyens pour pouvoir construire les infrastructures de qualité dont nous avons besoin. La plupart des pays du monde, sachant que les moyens sont très limités, font la promotion du planning familial. La Chine et l’Inde, par exemple, font en sorte que les taux de croissance de la population ne soient pas trop élevés parce que cela engendre d’énormes besoins à satisfaire en matière d’infrastructures (eau, électricité, routes, écoles, hôpitaux, habitat, etc.).
BEF : Que peut-on dire aujourd’hui de l’architecture et de l’urbanisme à Kinshasa ?
M. U. : C’est le chaos ! Si nous ne savons même pas gérer les besoins d’aujourd’hui, et que dire déjà des besoins futurs ? Nos villes dont Kinshasa ressemblent à des agglomérations où il n’y a aucune planification. Pourtant, Kinshasa possède des schémas de planification de l’aménagement du territoire qui ne sont jamais mis en œuvre. Bref, la gestion de la ville de Kinshasa est une gestion chaotique. À l’époque coloniale, il y avait une bonne politique de planification urbaine, ainsi qu’une bonne politique d’aménagement du territoire pour l’ensemble du pays. Les réglementations en vigueur à l’époque ne sont plus d’application, ce qui a engendré beaucoup de problèmes.
BEF : Quel genre de problèmes ?
M. U. : Le désordre foncier dans la ville de Kinshasa a des conséquences énormes sur le développement même des infrastructures. Par exemple, l’avenue Elengesa qui doit être convertie en une route de 2X2 voies pour faire la jonction avec l’avenue By Pass à Mont Ngafula en traversant la commune de Makala, s’est heurtée à un problème sérieux d’indemnisation. En effet, des gens, possédant des titres fonciers délivrés par les services compétents de l’État, ont construit sur l’emprise de la route. Il faut les exproprier pour faire passer la route. Pareil pour l’avenue de l’université dans son tronçon compris entre le rond-point Ezo et le rond-point Ngaba. Bref, la mauvaise gestion du foncier dans la ville de Kinshasa pose énormément de problèmes. Et c’est regrettable de constater que nous perdons le zoning urbain qui détermine les quartiers industriels et résidentiels. Aujourd’hui, le quartier industriel de Limete n’existe plus de que nom parce que transformé en quartier résidentiel avec toutes les conséquences de santé publique. Bref, Kinshasa offre l’image d’une ville non planifiée, n’ayant pas de politiques publiques en matière d’aménagement urbain.
BEF : Que dîtes-vous du projet de réaménagement de la ville capitale concocté par les sénateurs de Kinshasa ?
M. U. : Quand on relit la constitution du pays, il y a lieu de se demander si cela relève vraiment de la compétence des sénateurs. Au vu des articles 201 à 204, la constitution de février 2 006 réfère à la répartition des compétences entre le pouvoir central et les provinces. Il y apparaît clairement que le plan d’aménagement du territoire est une matière qui relève exclusivement de la compétence de la province et du pouvoir central. Pour rappel, l’Assemblée provinciale de Kinshasa avait déjà adopté le Schéma d’orientation stratégique d’aménagement de Kinshasa (SOSAK), qui est en fait le document d’urbanisation de la ville ayant reçu force par la publication d’un édit. Le mieux aurait été que les sénateurs de Kinshasa s’impliquent pour la mise en œuvre de ce plan. C’est cela, à mon sens, qui devrait être leur priorité.