EN CHIFFRES, les marchés publics engloutissent 60 % du budget national. Dans ce portefeuille, il est fort à parier que les offres d’achat des véhicules lancés ces derniers temps par des ministres et des directeurs généraux des régies financières frôleraient les 40 %.
Florimond Muteba est professeur d’économie et président du Conseil d’administration de l’Observatoire de la dépense publique (ODEP). Intervenant à la tribune de l’atelier préparatoire de l’analyse du projet de loi de finances 2019 sur la croissance inclusive en RDC, début octobre 2018, il a dit avoir été choqué par l’exposition des véhicules de luxe alignés sur le parking par les cadres des régies financières lors d’un colloque sur les finances publiques.
Signe de la recherche des biens matériels ostentatoires (de luxe) pour soi-seul qui est en totale inadéquation avec les salaires, les primes et les autres avantages perçus par les agents et cadres dans les régies financières (DGRAD, DGI et DGDA). Hélas, le penchant pour les véhicules tout-terrain de luxe, à savoir jeep et pick-up, est devenu une « épidémie sélective » en République démocratique du Congo. Elle ne sévit que dans les sphères où on manipule les espèces sonnantes et trébuchantes au nom et pour le compte de l’État.
Le Trésor a bonne mine
Selon la mouvance de la société civile, il est une certitude : l’État a engrangé d’importants revenus au premier semestre 2018, grâce notamment à l’embellie des cours des matières premières, particulièrement le cuivre et le cobalt dont la RDC est exportatrice. À l’Assemblée nationale, des élus, notamment Henri Thomas Lokondo et Toussaint Alonga, ont fait pression sur Bruno Tshibala Nzenzhe, le 1ER Ministre, pour élaborer un collectif budgétaire 2018. En vain !
La Direction générale des impôts (DGI) a quasiment atteint ses assignations de 2018. La mouvance syndicale fait pression pour obtenir des primes et la rétrocession en fonction des recettes réalisées. Rien n’est encore acquis.
Entre-temps, les informations qui parviennent de l’Autorité de régulation des marchés publiques (ARMP), montrent que depuis le 20 juillet, la DGI a reçu de la Direction générale de contrôle des marchés publics (DGCMP), relevant du ministère du Budget, le quitus de lancer des appels d’offre nationale restreints pour l’achat des véhicules et de boucler le marché en 15 jours avec les sociétés Central Motors, Sokin et Zahira Sarl.
Dix jours auparavant, Maguy Sambi Kikutwe, la directrice générale de la Direction générale des recettes administratives, judiciaires, domaniales et de participations (DGRAD), décidait d’attribuer un marché de 22 jeeps aux concessionnaires auto Central Motors et CFAO Motors. Pour être précis : 17 jeeps Hyundai Tucson, 1 jeep Toyota Land Cruiser Prado VX-L KDJ150L6GKAEY-0BVA, 2 jeeps manuelles Toyota Land Cruiser Prado T-XL KDJ 150LG KFEY-YY et 2 voitures Suzuki CIAZ BVM.
Dans la foulée, Patrice Kitebi Kibol M’vul, le directeur général du Fonds de promotion de l’industrie (FPI), veut, lui aussi, acquérir, dans le cadre de son budget d’investissement, 6 véhicules tout-terrain ou 4×4, dont 4 pick-up et 2 jeeps.
Les ministres dans la danse
Le 12 juillet, selon les mêmes sources, Thomas Luhaka Losenjola, le ministre des Infrastructures, des Travaux publics et de la Reconstruction, a passé commande de 8 véhicules, dont 5 jeeps 4×4.
Le 13 juillet, Justin Bitakwira Bihona-Hayi, le ministre du Développement rural, a écrit une lettre le 13 juillet, dans laquelle on peut lire : « le ministère du Développement rural a sollicité et obtenu du budget 2018 du Gouvernement central le fonds afin de financer certaines acquisitions. » Et parmi ces acquisitions, il s’agit de 2 jeeps 4×4 de 5 places et une autre full options de 5 places.
Le 18 juillet, toujours selon les données de l’ARMP, José Makila Sumanda, l’un des trois vice-1ER Ministre, ministre des Transports et des Voies de communication, a lancé, lui aussi, un appel d’offre pour l’achat des 30 véhicules de fonction et de service pour le compte du secrétariat général et des services provinciaux des Transports. Sur les 30 véhicules, il n’y a que deux minibus de 60 places et deux autres de 15 places.
Tout le reste de la commande porte sur des véhicules 4×4.
Le 27 juillet, Pierre Kangudia Mbayi, le ministre d’État, ministre du Budget, a acheté auprès du concessionnaire Central Motors 3 voitures pour 92 220 dollars et 7 minibus pour 280 456 dollars. Le 24 août, il a lancé un appel d’offre pour l’achat en lot unique de 8 véhicules 4×4 station wagon.
Et dire que le 6 juin, Pierre Kangudia a conclu un marché de 12 véhicules 4×4 avec un autre concessionnaire, Congo Motors, pour un montant de 593 994 dollars, au taux officiel de 1 dollar pour 1 651,14 FC. Alors que le gouvernement applique le taux de 1 dollar pour 920 FC pour la paie des salaires, des primes et des frais de mission, ainsi que pour le payement des fournisseurs locaux (dette intérieure).
Le 8 août, Modeste Bahati Lukwebo, le ministre d’État, ministre du Plan, a actionné un décaissement de 195 000 dollars pour l’achat d’un lot de véhicules, les types et le nombre n’ont pas été révélé, auprès de la société Kinshasa Automobile SA.
Un mois plus tôt, Zekpele Mo-Ndombe, son vice-ministre, donnait, à titre provisoire, à Congo Motors un marché de 5 388 235 000 FC pour une livraison des véhicules, officiellement pour le compte du secrétariat général. Le vice-ministre au Plan a recommandé par ailleurs que l’attributaire entre en contact avec la Cellule de gestion des projets et des marchés publics quant à la suite de la procédure. Selon des experts, il est, en effet, coutume d’attribuer d’abord, à titre provisoire, un marché, avant de le confirmer par après comme une attribution définitive.
Absence de contrôle
Le 15 août, Lambert Matuku Memas, le ministre d’État, ministre de l’Emploi, du Travail et de la Prévoyance sociale, écrit une lettre, mais rendue publique le 29 août par l’ARMP. La lettre a pour objet : « Appel d’offre » pour l’achat de 14 pick-up double cabine 4×4, 2 camions bennes de 25 tonnes, 5 motos 125 DT, etc. À quoi rime tout cela ? Dans la mouvance de la société civile, on déplore « l’absence de contrôle manifeste » concernant les marchés publics d’acquisition des véhicules cher. Alors que « des centres hospitaliers manquent même d’aspirine dans l’arrière-pays ». Beaucoup d’activistes de la société vont jusqu’à charger lourdement les parlementaires qu’ils accusent d’avoir failli à leur devoir de contrôle de l’exécutif.
Hélas, les bureaux des deux chambres parlementaires ne sont pas non plus au-dessus de tout soupçon. Fin juillet, le Sénat a annoncé l’acquisition d’un pick-up 4×4 double cabine, d’une voiture berline de 5 places et d’autres véhicules terrestres alors que l’Assemblée nationale, ce n’est pas une révélation, devra doter les 500 députés sortant des véhicules, des jeeps naturellement.