Pas une journée ne passe sans qu’on ne parle de féminicide et sans qu’il ne s’en commette. Tandis que les femmes défilent et s’organisent au Mexiquecontre ces meurtres, 120femmes sont tuées chaque année par leur conjoint, leur mari ou leurex en France. Les articles parus dans le Libé des historiennes montrent que les féminicides ont une longue histoire derrière eux : au début du XIXe siècle, le mari de la féministe et militante socialiste Flora Tristan lui tire dessus à la suite de leur séparation. Le récent livre de Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, vise à montrer aussi que derrière ces féminicides se trouve un imaginaire misogyne, qui remonte à bien loin, notamment à la chasse aux sorcières des XVIe-XVIIesiècles.
Des sorcières avant l’heure ?
Mona Chollet le dit bien, et les historiennes se tuent à le répéter : la chasse aux sorcières ne date pas du Moyen Âge, ou alors n’apparaît vraiment qu’à la toute fin de cette période. Des dizaines de milliers de personnes, jusqu’à 80% des femmes, sont alors interrogées, torturées et souvent envoyées au bûcher. On les accuse de sabbat nocturne, de relations sexuelles avec le diable, etc. Certains historiens qui ont cherché à comprendre les mécanismes de ce drame sont allés jusqu’à parler de guerre contre les femmes.
Avant cela, il fut un temps que les moins de 600 ans ne peuvent pas connaître, où les sorcières étaient parmi nous et ne brûlaient pas… La misogynie a beau exister pendant tout le Moyen Âge – héritage romain, discours chrétien sur les femmes, culturedu viol…–, on trouve aussi des femmes médecins, des femmes qui « connaissent les herbes », des prophétesses qui lisentl’avenir dans les étoiles. Béatrice de Planissoles, par exemple, issue de la petite noblesse du pays cathare, peut raconter à l’inquisiteur qui l’interroge dans les années 1320 une série de pratiques… intrigantes : après avoir acheté des recettes à une juive convertie, elle conserve les cordons ombilicaux de ses deux fils et le premier sang menstruel d’une de ses filles pour en faire un philtre d’amour lorsqu’elle la mariera. La dame confesse au passage une vie sexuelle plutôt libre : plusieurs amants entre ses deux maris, dont deux prêtres. Tout un programme ! Mais l’inquisiteur, qui est là pour rechercher des hérétiques, ne s’en émeut pas ; deux siècles après, on en brûlera pour moins que ça…
La quête de bouc-émissaires
Il arrive un moment où il devient licite de tuer des femmes, soupçonnées de sorcellerie, principalement parce qu’elles sont femmes. Pourquoi ce déferlement de violence arrive-t-il précisément au XVIe siècle ? Il faut replacer ces tueries dans un contexte plus général : une religiosité tourmentée (pensons à la Réforme protestante), des transformations économiques rapides.
On cherche alors des boucs émissaires : les femmes sont en première ligne, à un moment où l’imprimerie diffuse une description standardisée de la sorcière. Dès 1486, le Marteau des sorcières apprend aux inquisiteurs à reconnaître ces créatures inspirées par le diable. Cette figure participe d’un changement profond de la situation des femmes dans toute l’Europe occidentale. On leur retire un grand nombre de droits dans la vie publique : exercer une profession, hériter ou témoigner en justice devient de plus en plus compliqué.
De cette situation historique précise découle une image durable : la femme malfaisante, âgée, indépendante, parfois instruite, un imaginaire qui marque encore nos sociétés. Et si on n’en est plus à monter des bûchers, les féminicides touchant les femmes solitaires, celles qui quittent leur compagnon et qui désirent (re)prendre leur indépendance, jouent sur des ressorts très semblables.
Celles qui se battent pour que les femmes aient une place plus juste dans leur société, comme la poétesse révolutionnaire Qiu Xin exécutée en 1907, dérangent peut-être tout autant que les guérisseuses qui exerçaient hors du contrôle des hommes. Et aujourd’hui, si on observe un déchaînement de féminicides dans certains pays, c’est peut-être aussi, comme à l’époque moderne, une réponse à une crise profonde d’un modèle de société.
Ce n’est donc pas un hasard si les sorcières sont aujourd’hui abondamment réutilisées par les mouvements féministes, comme modèle historique de femme forte. C’est également un groupe associé aux massacres de l’époque moderne, à un moment où des voix se lèvent pour dénoncer les meurtres des femmes, pour la simple raison qu’elles sont femmes.
Dénoncer les féminicides, c’est aussi dénoncer la misogynie intrinsèque à des sociétés en quête de responsables parmi toute une moitié de la population.