Zéro. Parmi la centaine de directeurs de théâtres, de scènes, de centres dramatiques nationaux ou régionaux qui animent la vie culturelle de l’Hexagone, pas un seul n’est noir, métis, arabe ou asiatique. En France, la culture serait-elle une affaire de Blancs ? La question, qui peut paraître abrupte, mérite d’être posée. Notons deux exceptions : la scène nationale L’Artchipel de la Guadeloupe, qui a été confiée au Français d’origine béninoise José Pliya, et le Centre dramatique de l’océan Indien, à Lolita Monga. Observe-t-on davantage de diversité sur les planches ?
Du 28 janvier au 23 avril, le Théâtre de l’Odéon, à Paris, proposera l’une des rares pièces du répertoire classique européen dont le rôle-titre est un personnage de couleur, Othello. A la mise en scène : Luc Bondy. Lequel a proposé Philippe Torreton pour jouer le Maure de Venise. Un Blanc pour incarner celui à qui Brabantio refuse la main de sa fille, la belle Desdémone, en raison même de la couleur de sa peau ? Sur son site, le théâtre national écrivait cet été :
« Othello compte parmi les sommets du répertoire tragique. Mais la pièce est assez peu montée en France. La difficulté que pose le choix de l’interprète pour le rôle-titre y est sans doute pour beaucoup [cette phrase a été supprimée depuis]. Luc Bondy a demandé à Philippe Torreton d’incarner le Maure de Venise et confié le rôle de Iago à Micha Lescot, celui de Desdémone à Marina Hands. La qualité de la distribution devrait permettre de se concentrer sur les véritables enjeux de l’œuvre plutôt que sur les problèmes soulevés par sa réalisation. »
Ces explications ont fait réagir Sylvie Chalaye, anthropologue des représentations coloniales, spécialiste des dramaturgies afro-caribéennes. « Les vrais enjeux de l’œuvre convoquent justement la question noire et il paraît d’autant plus difficile de l’atteindre sans s’y confronter, estime-t-elle. Quel problème pose le rôle-titre si l’on joue la carte “réaliste” et que l’on distribue un acteur noir ? » Et d’ajouter :
« Rares sont les pièces qui construisent leur tension dramatique sur la couleur de peau du héros. C’est le cas d’“Othello”. (…) C’est la tragédie de l’esclave, même après son affranchissement. Mais ce n’est pas la lecture que l’on fait aujourd’hui de la pièce. On veut y voir une autre tragédie et on occulte l’origine africaine d’Othello et son histoire d’esclavage pour ne retenir qu’une pièce sur la jalousie. On s’autorise toutes sortes d’interprétations pour justifier le fait de distribuer un Blanc dans le rôle. Il y a bien peu de héros afro-descendants dans le répertoire occidental. Othello est un personnage exceptionnel et voilà que les acteurs qui ont la couleur pour le jouer sont écartés, en particulier quand il s’agit d’une production du théâtre subventionné. Difficile de ne pas s’indigner et de ne pas y voir une volonté de nier le talent des acteurs noirs de France. »
« La couleur est une nationalité de seconde zone »
En convalescence, Luc Bondy, contacté par « Le Monde Afrique », n’a pas pu s’exprimer. Au-delà de ce cas précis, l’histoire de la réception française de la pièce de Shakespeare est assez révélatrice de la difficulté de montrer des personnages noirs au théâtre. Lorsque Léonie Simaga monte la pièce en 2014 à la Comédie-Française avec Bakary Sangaré, seul acteur noir de la troupe, l’archiviste Florence Thomas a retrouvé les commentaires de Jean-François Ducis, qui avait adapté la pièce en 1793. « Quant à la couleur d’Othello, écrit-il, j’ai cru pouvoir me dispenser de lui donner un visage noir, en m’écartant sur ce point de l’usage du théâtre de Londres. J’ai pensé que le teint jaune et cuivré, pouvant d’ailleurs convenir aussi à un Africain, aurait l’avantage de ne point révolter l’œil du public et surtout celui des femmes. »
Ce qu’explique Sylvie Chalaye : « Les colons français voyaient d’un très mauvais œil cette tragédie indécente de Shakespeare qui mettait en scène un Noir puissant dont une femme blanche était amoureuse. Pour braver la censure et être jouées, les traductions françaises édulcoraient l’intrigue et “blanchissaient” Othello. »
Si l’on en croit la professeure et directrice de recherche à Paris 3-Sorbonne nouvelle, le problème est double. De la même manière que certains metteurs en scène ne parviendraient pas à oublier la couleur de peau des acteurs noirs et à sortir du « phénomène d’exhibition, comme s’ils restaient encore aujourd’hui sidérés par la réalité physique des acteurs noirs », la société française n’arrive pas à « se penser polychrome » et enfermerait les Noirs dans des « archétypes hérités de l’imaginaire colonial qui se sont solidement enkystés dans les esprits grâce à l’industrie du spectacle et de la publicité ».
Un constat sévère que dresse également l’actrice et auteure de théâtre métisse Yasmine Modestine. Dans son ouvrage Quel dommage que tu ne sois pas plus noire (Max Milo, 2015), elle dévoile l’envers d’un décor peu reluisant. Au sein de la grande famille du théâtre, les préjugés sont tenaces. Combien de fois ne s’est-elle pas entendue dire que les Noirs ont « des voix spéciales », qu’avec eux « c’est compliqué », qu’« il faut un parti pris de mise en scène pour justifier leur présence », qu’il n’y a pas de rôle « pour des gens comme [elle] », qu’elle n’était pas assez blanche ou bien trop. « La couleur est une nationalité de seconde zone », conclut l’artiste formée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD). Elle rappelle que cinq ans après avoir fait son entrée à la Comédie-Française en 1967, le premier acteur métis de la troupe, Georges Aminel, démissionnait en déclarant :
« Je suis trop blanc, trop noir, le cheveu trop crépu ou pas assez. […] C’est bien simple, j’ai passé mon temps à me barbouiller et à prendre un accent. Les faits sont là : j’ai débuté dans un rôle de Polynésien muet et depuis je ne compte pas les personnages de chamelier juif, brésilien ou arabe que j’ai endossés. Alors, si parce que mon père est antillais, je dois toute ma vie incarner des Sud-Américains explosifs ou des indigènes fanatiques, je préfère arrêter. »
« Un racisme par omission »
Il faudra attendre trente-trois ans pour qu’un autre acteur métis fasse de nouveau partie de la Comédie-Française. En 2005, pour la première fois de l’histoire de l’institution fondée en 1680 par Louis XIV, Marcel Bozonnet nomme une actrice métisse, Léonie Simaga, et un acteur noir, Bakary Sangaré. « Marcel Bozonnet n’était pas dans une démarche militante, mais le résultat était politique. Je suis la première femme de couleur sociétaire de la Comédie-Française. Et la seule ! Si je m’en vais, il n’y en aura plus », regrette la comédienne, qui songe pourtant à quitter l’institution, pour des raisons personnelles n’ayant rien à voir avec du racisme ou la difficulté de jouer certains rôles.
Depuis Georges Aminel, les rôles proposés aux acteurs non blancs ont néanmoins évolué. Léonie Simaga a interprété Hermione (Andromaque), Sylvia (Le Jeu de l’amour et du hasard), Roxanne (Cyrano de Bergerac), Chimène (Le Cid)… et a reçu le Grand Prix de la critique pour son interprétation de l’infante dans Le Cid en 2005. Preuve s’il en est qu’il est possible de faire fi de la couleur de la peau des acteurs de théâtre, même si ce parcours d’excellence ne doit pas voiler la réalité.
Convaincu que la faible représentation de la diversité sur les plateaux s’explique par le manque d’acteurs non blancs bien formés, le metteur en scène Stanislas Nordey a mis en place avec le Théâtre de la Colline un projet, « Premier Acte », qui propose des ateliers à des comédiens qui ont fait « l’expérience de la discrimination ». Arnaud Meunier, le directeur du CDN de Saint-Etienne, La Comédie, a créé une classe préparatoire aux concours des écoles supérieures d’art dramatique ouverte aux jeunes issus des milieux défavorisés. Le Théâtre du Rond-Point propose des ateliers pratiques à des lycéens issus de zones d’éducation prioritaire… Des initiatives diversement accueillies.
Pour Eva Doumbia, qui donne des ateliers à La Comédie, « le projet “Premier Acte” pose une question d’ordre philosophique ». L’auteure et metteuse en scène franco-ivoirienne n’hésite pas à faire le parallèle avec « la libération des esclaves. Quand les maîtres ont senti que les esclaves allaient se libérer, ils leur ont confisqué la possibilité de s’affranchir en leur octroyant une liberté qu’ils pouvaient contrôler et en définissant les règles de sortie de l’esclavage. Il y a là une violence extrême que l’on retrouve aujourd’hui. On veut nous donner quelque chose pour garder le pouvoir ».
Quant au metteur en scène David Bobée, qui repousse toujours un peu plus les frontières du théâtre, il affirme que « ce n’est pas parce qu’on résoudrait le problème social que l’on réglerait la question raciste. Il y a sans doute une insuffisance de formation, mais cela n’explique pas le racisme du théâtre français. Il ne s’agit pas d’un racisme violent, de haine, mais plutôt d’un racisme par omission. Il y a déjà de nombreux acteurs noirs bien formés mais que l’on ne distribue pas ».
Le directeur du CDN de Haute-Normandie avoue avoir déjà refusé de très beaux projets conçus, mis en scène et interprétés uniquement par des Blancs : « Je ne programme pas de spectacles racistes », se défend-il. Avant d’ajouter :
« Le théâtre doit dire le monde dans lequel nous vivons et s’ouvrir à la diversité de sa population. On peut s’affranchir de la couleur de la peau des acteurs et monter du Shakespeare avec un Roméo d’origine tunisienne, une Juliette française dont le père est togolais et la mère syrienne. La langue ne doit pas être excluante. L’accent du théâtre n’est pas l’accent français. Et il faut aussi proposer des spectacles qui racontent d’autres histoires, celles de la population française, comme la colonisation ou la traite, par exemple. Si l’on ne le fait pas, d’autres que nous, sacrément plus dangereux, s’adresseront à la France oubliée, humiliée. C’est ce que nous ont appris les attentats contre “Charlie Hebdo”. »