DIFFICILE exercice d’équilibrisme. C’est ce que demandent la plupart des Congolais, à la suite de la proposition du député national Sesanga Hipungu. Dans la lutte contre la pauvreté dont participent les salaires décents, faut-il tirer vers le bas une catégorie des Congolais ou faut-il au contraire tirer tout le reste de la société vers le haut ?
Le contexte actuel n’est guère reluisant : le niveau de vie en République démocratique du Congo est l’un des plus bas de la région, la classe moyenne est quasi inexistante, la grande précarité est loin d’être réduite, voire éradiquée… Les chiffres sont là pour l’attester, malgré l’évolution positive de la croissance économique à l’échelle continentale, tirée par les cours des produits de base dont la RDC est exportatrice.
Le pouvoir d’achat
Il faut cependant se garder de dire que tout va aller pour le mieux avec le plan d’émergence qui est en cours de réalisation dans le pays. Car derrière ces chiffres de la croissance globale se cache une situation contrastée. Il y a ce qui marche bien, ce qui marche moins bien, mais aussi ce qui pose de sérieux problèmes. Commençons par ce qui inquiète le plus. Qu’ils soient minimes ou qu’ils soient gros, les salaires payés au pays devraient être le reflet du pouvoir d’achat. Dans les années 1980, Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu waza Banga, l’ancien président de la République, déclara que même le 1ER Commissaire d’État (1ER Ministre), en l’occurrence Léon Kengo wa Dondo, se plaignait d’être mal ou sous payé. Comme pour tourner en dérision les revendications salariales des fonctionnaires et agents de l’État. Dans les années de transition démocratique, Jean Nguz-a-Karl Ibond, alors 1ER Ministre, donna des salaires millionnaires aux fonctionnaires et agents de l’État. Mais ces salaires furent rapidement rattrapés par l’inflation.
Combien doit toucher le Congolais ordinaire pour faire face aux besoins vitaux : logement, alimentation, scolarité, transport, santé…) ? Il y a 30 ans, des enquêtes menées au pays ont montré qu’avec un minimum de 400 dollars, un ménage de taille moyenne (5 à 7 personnes) pouvait bien se tirer d’affaire. Mais la vérité de cette époque est-elle la réalité du moment ?
Les cours mondiaux des produits de base dont dépend essentiellement l’économie nationale ont un impact indirect sur l’inflation et la vie sociale. Le pouvoir d’achat des ménages s’en trouve-t-il pour autant effrité ? Les salaires, eux, n’augmentent pas en fonction de l’inflation. Les salaires des fonctionnaires et agents de l’État (et donc les émoluments des députés aussi) sont fixés en monnaie nationale. Or, le franc congolais ne cesse de perdre du terrain face au dollar.
Normal que l’on assiste à des mouvements de revendications permanents à cause de la baisse du pouvoir d’achat. Depuis trois ans déjà, les salaires dans la sphère publique ont perdu 50 % de leur valeur à la suite de la chute des cours de principaux produits de base sur le marché international. Entre-temps, les prix sur le marché n’arrêtent pas de flamber. Une caisse de bière (12 bouteilles) qui coûtait 9 dollars revient maintenant à 15 dollars (24 000 FC). Le sachet de sucre (5 kg) est à 7 000 FC, contre 6 500 FC auparavant. Le sac de riz (25 kg) est passé de 33 000 FC à 35 000 FC. Et on peut multiplier les exemples. On a compris : le pouvoir d’achat des Congolais s’effrite du fait de l’inflation (déficit de la balance de paiement).
Parmi ceux qui sont pour la réduction, le député KDK. Depuis 2011 jusqu’à il y a peu, nous renseigne-t-il, les députés touchaient plus ou moins 5 689 000 FC. Cela a, semble-t-il selon notre source, posé des problèmes sérieux pour le remboursement des crédits contractés auprès de banques de la place à cause du taux de change. « Je ne me rappelle pas avoir touché 13 000 dollars, et comme mes collègues, le dernier salaire touché est celui du mois de novembre 2018 : 4 677 dollars », témoigne le député KDK. Qui pense qu’on devrait « focaliser » la réflexion sur comment maximiser les recettes de l’État et donc augmenter le budget afin de bien prendre en charge la problématique du salaire modique dénoncé, à condition bien sûr que les richesses nationales soient bien redistribuées. Membre de l’Association des parlementaires africains contre la corruption, KDK souhaite que l’on revoie à la baisse tous les salaires dans la sphère politique.
Le modèle français
En France à laquelle nous nous référons souvent dans la pratique de la politique, un parlementaire perçoit 7 200 euros bruts mensuels, soit environ 5 700 euros nets, somme légèrement inférieure à cinq fois le montant du Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance, anciennement salaire minimum interprofessionnel garanti ou Smig, soit 1 520 euros bruts mensuels), soit 1 200 euros nets.
Les sénateurs et les députés disposent aussi de plusieurs enveloppes supplémentaires, dédiées par exemple à leurs frais de bureautique ou à la rémunération de leurs collaborateurs. Ces 5 400 euros mensuels peuvent aussi être affectés à des vêtements ou à un véhicule. Depuis 2017, toute dépense doit être justifiée et chaque parlementaire est contrôlé au cours de son mandat. En termes de rémunération, la France ne semble pas gâter plus qu’ailleurs ses parlementaires. Elle se situe au neuvième rang au sein de l’Union européenne (UE), derrière la Belgique, l’Italie ou l’Allemagne.
Lors de l’élection présidentielle de 2017, seuls deux candidats s’étaient frontalement attaqués à la rémunération des élus. Nathalie Arthaud, de Lutte Ouvrière, souhaitait limiter ces indemnités au « montant du salaire moyen net », soit « 1 700 – 1 800 euros nets » par mois. Dans son programme, le candidat du Nouveau Parti anticapitaliste, Philippe Poutou, disait vouloir ramener l’indemnité des députés au montant du « salaire moyen d’un ouvrier ou d’un employé ».
À l’inverse, Jacques Cheminade (Solidarité et Progrès) estimait que chaque député devait disposer de « moyens beaucoup plus importants » pour « exercer sérieusement ses compétences et disposer des capacités techniques pour rédiger des propositions de loi importantes ». Les autres formations politiques ne se prononçaient pas sur le sujet. La plupart d’entre elles souhaitaient néanmoins réduire le nombre d’élus. Depuis, la France insoumise appelle à « moraliser » ces salaires.
Et l’on en vient à ceux qui pensent qu’il faut au contraire tirer les salaires en général vers le haut. En théorie, c’est faisable. Mais est-ce souhaitable dans le contexte actuel ?, s’interroge Léonard Mutanda, chercheur au centre de recherche Alter. D’après lui, une rémunération importante sert notamment à lutter contre la corruption en garantissant une plus grande indépendance. Théoriquement, fait-il remarquer, elle permet à toutes les catégories sociales de se risquer à un mandat politique, en mettant à l’abri les plus modestes et en ne bridant pas les velléités des plus aisés. Enfin, de hauts salaires limitent la fuite des talents en direction du secteur privé. En réalité, conclut-il, tant que la bataille du pouvoir d’achat ne sera pas gagnée, les ajustements des salaires ne seront que du vent.