Ils font désormais partie du quotidien de quelque 2 milliards de personnes dans le monde. Et ils sont à la fois à la portée du riche comme du pauvre. Leur expansion, notamment en Afrique, ne fait que commencer.
Y a-t-il encore un savoir-vivre en société ? Le téléphone mobile, depuis son apparition, a tout bouleversé. Plus personne, ou presque, n’est outré de voir, dans n’importe quel milieu, même dans les transports en commun, quelqu’un raconter sa vie à haute voix sans se soucier le moins du monde des oreilles qui n’ont rien demandé. Personne n’est plus surpris de constater que celui qui est en train de parler avec lui ne se gêne pas de répondre à un appel ou de rédiger un SMS, ou encore de dialoguer sur Facebook. Le monde a donc changé, au point que la technologie, avec ses innombrables facilités, dont une connexion internet omniprésente dans la plupart des pays, retient plus l’attention de l’homme que la bienséance, son semblable ou encore son entourage. Le téléphone mobile, surtout sa version « intelligente », capable de trouver des solutions aux problèmes de la vie quotidienne, est désormais roi.
En janvier 2007, lorsque le premier smartphone a été lancé par Apple, son directeur général, Steve Jobs, avait, prophétique, lâché ces mots : « Ceci va tout changer. » Et tout a miraculeusement changé. Le smartphone a déclassé le téléphone mobile ordinaire : il est le gadget le plus rapidement écoulé de l’histoire de la technologie. Aujourd’hui, il se vend encore mieux que l’ordinateur classique en devenant quasiment le premier véritable ordinateur personnel.
Deux milliards de terriens, selon les estimations, possèdent un smartphone. D’ici 2020, c’est-à-dire dans cinq ans, ils seront 4 milliards. Cette année, la Chine vendra 500 millions d’appareils. Une entreprise propose même des modèles premiers prix à moins de 40 dollars. Selon le Boston Consulting Group, cité par The Economist, de 2009 à 2013, l’industrie du mobile a investi 1, 8 trillion de dollars pour l’amélioration des infrastructures à travers le monde. D’où une hausse de la vitesse des téléchargements par un facteur de 12 000, alors que les taux des données descendaient à quelque cents par méga-octet. D’après The Economist, « en 2020, environ 80 % des adultes posséderont un smartphone connecté à cette remarquable ressource mondiale. S’ils ressemblent aux Européens et aux Américains d’aujourd’hui, qui sont champions en la matière, ils s’en serviront à peu près deux heures par jour ; s’ils sont comme les adolescents européens et américains d’aujourd’hui, ils l’utiliseront plus que cela. » Certaines enquêtes montrent que dans les pays occidentaux, par exemple, 80 % de propriétaires de smartphones les consultent, pour diverses raisons, dans les quinze minutes suivant leur réveil. Près de 10% ne s’empêchent pas de prendre une communication même pendant les rapports sexuels.
Tout est désormais possible … le monde devient plus fluide
Ce que le smartphone a réellement changé « ce sont les relations humaines, les rapports que les uns établissent avec les autres ainsi que le monde qui les entoure », ajoute l’hebdomadaire britannique. Et parce que tout est désormais possible avec le smartphone, « les distinctions qui étaient auparavant claires –les différences entre un produit et un service, entre un propriétaire de voiture et un chauffeur de taxi, entre la grand-place d’une ville et un mouvement politique – brouille tout cela l’un dans l’autre. Le monde devient plus fluide. »
Pour les spécialistes, comme toute médaille, le smartphone a son envers. Parmi les inconvénients, ils citent le fait que les diverses applications auxquelles les utilisateurs recourent permettent aux propriétaires des sites et à d’autres personnes de les identifier, de tout savoir, ou presque, sur eux : qui ils sont, où ils sont, avec qui ils parlent, quels sites ils visitent, comment ils se portent… D’où une menace permanente et réelle sur la vie privée. C’est l’occasion inespérée pour les régimes autoritaires de suivre à la trace ceux de leurs citoyens qu’ils veulent réduire au silence.
En même temps, les avantages qu’on peut tirer du smartphone sont nombreux. Si les autocrates font espionner leurs adversaires, ils n’ont plus la possibilité d’empêcher que les répressions sanglantes de manifestations soient filmées et envoyées instantanément aux quatre coins du monde. Ils ont ainsi l’occasion d’y réfléchir à deux fois avant de casser ou de tuer de l’opposant ou du contestataire au grand jour car les preuves sont accablantes.
Il faut, toutefois, noter que l’espionnage des citoyens n’est pas une pratique utilisée uniquement par des gouvernements autoritaires. Des pays démocratiques ne rechignent pas à le faire. La National Security Agency (NSA) américaine n’a pas hésité, des années durant, à aller trop loin en écoutant les conversations de certains dirigeants européens de premier plan, dont la chancelière allemande Angela Markel. En février, le journal américain The Intercept, qui s’est basé sur des documents provenant d’Edward Snowden, ancien agent de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la NSA, aujourd’hui exilé en Russie, a révélé que la NSA et son homologue britannique, le General Communications Headquarters (GCHQ), auraient réussi à s’infiltrer dans les réseaux de Gemalto, le numéro un mondial des cartes SIM et à dérober des clés de chiffrement. Cela aurait permis à ces services de capter des communications passées à partir des téléphones portables sans avoir à mettre les utilisateurs sur écoute.
Les services de renseignement s’introduisent par effraction dans la vie des citoyens
Parmi les avantages du smartphone, on notera le fait que les données transmises d’un appareil à un autre peuvent aider à réguler la circulation, empêcher les crimes, contribuer à la lutte contre les épidémies… L’un des plus gros avantages est d’ordre économique. Les chercheurs ont réalisé que, lorsque dix personnes sur cent utilisent le smartphone, le taux de croissance du Produit intérieur brut (PIB) par habitant, dans les pays en développement, est de l’ordre de plus de un pour cent, en attirant les gens vers le système bancaire. Par ailleurs, à en croire certains observateurs, ce téléphone va transformer l’industrie à une vitesse inouïe.
Bien entendu, tout cela fait l’affaire des grands noms du secteur, comme Apple, Samsung, Huawei, Lenovo, LG, ZTE, Sony, Microsoft, HTC… Sans oublier un nouveau venu, le chinois Xiaomi qui a le vent en poupe depuis sa création, il y a cinq ans. En 2014, Xiaomi a réussi à vendre 61 millions d’appareils à travers le monde, devenant ainsi la sixième entreprise mondiale de téléphonie mobile, juste après LG, et numéro un des ventes en Chine, devant Apple.
Si beaucoup reconnaissent l’utilité de ce gadget, tout en constatant qu’il n’a pas encore réussi à changer le cours de l’histoire politique des pays du monde entier, il reste un grand laboratoire social de la vie des hommes sur la planète Terre au vingt-et-unième siècle, même si sa possession reste inégale, selon qu’on se trouve dans les pays riches ou les pays pauvres. Parmi les réserves que le smartphone suscite auprès de certains utilisateurs, on note surtout la dénonciation du rôle joué par les services de renseignement qui s’introduisent par effraction dans la vie des citoyens. Cela, aussi bien dans les vieilles démocraties que dans les pays jeunes.
D’où ce constat amer : « À travers le monde, les gens se ruent pour acheter des machines à travers lesquelles ils peuvent être surveillés à des niveaux impossibles auparavant dans leur intimité – surveillés par l’État, par les entreprises qui reçoivent leurs données, par les pirates informatiques qui volent leurs informations, et par les pairs qui voient juste ce qui a été posté », souligne The Economist. Pour sa part, un spécialiste souhaite que les démocraties soient capables de passer un « nouvel accord » sur les données, qui devrait inclure la possibilité d’accorder des droits individuels clairs aux gens sur leurs données personnelles et leur permettre un meilleur contrôle sur la façon dont l’information est utilisée. »
En 2014, 61 millions de smartphones vendus en Afrique
Qu’en est-il de la pénétration du téléphone intelligent sur le continent africain ? Les dernières données fournies par l’Union internationale des télécommunications (UIT), il y a 545 millions de téléphones mobiles contre 12 millions de lignes fixes en Afrique subsaharienne. Les écarts sont importants entre les différents pays. Le taux de pénétration est de 123% en Afrique du Sud, de 80% au Ghana ou au Sénégal, alors qu’il n’est que de 50 % en Tanzanie. Le smartphone n’a pas encore envahi le continent car son taux de pénétration reste des plus modestes : seulement 15 %, c’est-à-dire le plus bas au monde.
Beaucoup de raisons expliquent ce retard : le coût élevé des appareils par rapport au niveau du pouvoir d’achat de la grande majorité des Africains en est la principale. Mais les choses ne vont pas en rester là, comme l’attestent de nombreux rapports. Pour la GSM Association, le lobby des entreprises de téléphonie mobile, l’Afrique connaîtra « la plus forte croissance mondiale du nombre de smartphones dans les six prochaines années. » Avis partagé par l’Institut d’études de marché et d’audit GfK, qui relève que « le marché des téléphones intelligents est extrêmement dynamique sur le continent.» Pour preuve, 61 millions de smartphones ont été vendus en Afrique l’année dernière. Cette année, les estimations tablent sur des ventes de 70 millions à 92 millions de smartphones selon les sources. En 2017, 350 millions de ces appareils circuleront en Afrique.
Comment expliquer ce boom ? Les spécialistes Afrique francophone du cabinet Deloitte l’attribuent à quatre raisons. Premièrement, par rapport aux économies des pays industrialisés, la grande majorité des pays africains n’est pas encore saturée. Deuxièmement, la progression de la connectivité à haut débit grâce au développement de la 3G et à l’installation de bornes wi-fi dans certains lieux publics. Troisième raison, l’installation de câbles sous-marins sur les côtes africaines qui permet d’améliorer la qualité de la connexion et de réduire le prix à payer pour accéder à internet, ce qui rend le smartphone beaucoup plus accessible. La dernière explication est liée à une augmentation du pouvoir d’achat en Afrique, avec l’arrivée, d’ici cinq ans, de 100 millions de personnes supplémentaires au sein de la classe moyenne.
Cette explosion sera aussi facilitée par des terminaux à coûts bas. Il y a même des constructeurs qui ont pris l’initiative de fabriquer des appareils destinés aux Africains à des prix abordables, comme le chinois Huawei avec son Huawei 4Africa. Mais c’est le sud-coréen Samsung qui domine le marché de la téléphonie mobile en Afrique avec 52 % de ventes, suivi du canadien Blackberry (16 %). Apple et les autres sont encore à la traîne. Bien entendu, face à ce qui pourra être le nouvel eldorado du téléphone intelligent, les différents opérateurs se frottent déjà les mains. D’autant que cela leur permettra d’augmenter à la fois leur trafic de données et… leurs revenus. À condition toutefois que les utilisateurs achètent directement leur téléphone chez l’opérateur plutôt que sur le marché parallèle. Et puis, si le nombre de clients augmente, les opérateurs sont obligés d’améliorer le réseau, c’est-à-dire dans les infrastructures 3G et 4G. Cette année, d’après le cabinet Greenwich Consulting, plus de 230 millions d’Africains auront accès à la 3G et à la 4G. Ce progrès conduira-t-il à l’instauration d’abonnements mensuels à la place du système actuel de cartes prépayées, qui représentent plus de 98 % des ventes des opérateurs ?
Mais toutes ces belles perspectives ne devraient pas occulter certains problèmes concrets qui se posent. Le plus inquiétant est le manque de contenus africains sur le smartphone. Bernard Mazetier, directeur Internet et Réseaux chez Orange pour la zone Afrique, Moyen-Orient et Asie constate : « Il n’y a quasiment aucun contenu/applications locaux. Vous n’avez pas d’applications sur la vie de tous les jours. Impossible de consulter les pharmacies de garde même en zones urbaines, aucune promotion de certains grands magasins n’est disponible en ligne et encore moins de publicité locale. Même des applications de recettes africaines, il n’y en a pas ! » Les Africains ont, donc, du pain sur la planche.