La fidélité est une vertu cardinale pour moi. Y compris dans les affaires, fussent-elles modestes. Ainsi, quand il s’est agi de me trouver des tabourets afin d’achever l’ameublement du salon de l’appartement dans lequel j’étais en train d’emménager, j’ai immédiatement pensé à faire appel à Makiadi. Cinq ans plus tôt, il m’avait fabriqué un magnifique bureau en wenge, que je conserve jalousement dans mes déménagements successifs. J’avais noté le numéro de son portable dans mon vieux calepin, mais c’est la voix métallique d’une rabat-joie de service qui m’accueille à l’autre bout de fil : « Désolée, le numéro de téléphone que vous cherchez à joindre n’est pas encore attribué ! » Loin de me laisser décourager par ce mensonge, je hèle un chauffeur de taxi qui me largue à Delvaux-Météo, en face du bosquet que les mangeurs de bois ont transformé en hall d’exposition-ventes de leurs meubles, bidules et bibelots.
Je me dis que, vu sa corpulence et surtout sa longévité dans le métier, le nommé Makiadi devrait être facilement identifiable. À moins qu’il n’ait choisi d’évoluer sur un autre site. Non, dame la chance est à mes trousses : mon gars s’avère être un personnage célèbre et important parmi les membres de la corporation. Seulement, il s’est trouvé un nouveau nom, et quel nom : « Ebéniste » !
– Dites donc, mais vous êtes tous des ébénistes, non ? ai-je rétorqué à l’individu auprès de qui je me renseigne.
– Non, c’est un client à lui, un « mundele » qui l’appelle ainsi. Alors, nous avons tous décidé de l’appeler Ebéniste. Nous autres, nous sommes restés de simples menuisiers. Ah, le voilà justement qui arrive !
Il se souvient parfaitement de moi et promet de me faire livrer endéans deux ou trois jours mes tabourets. C’est l’un de ses adjoints qui excelle dans leur fabrication. J’apprends ainsi que mon ami est à la tête de l’association qui défend les intérêts de ses collègues. « Contre qui ? », je lui demande. Comme s’il redoutait quelque oreille indiscrète, il fait rapidement circuler son regard alentour comme pour me signifier que l’endroit est mal indiqué pour des confidences. Je lui propose alors d’aller tailler bavette autour d’un verre de bière dans un des nombreux bars-terrasses du quartier.
« Nous sommes en permanence sur le qui-vive car à tout moment nous pouvons faire l’objet d’un déguerpissement sauvage ! Il y a eu déjà, dans un passé récent, quelques tentatives. Le terrain où nous exposons nos meubles appartiendrait à de « grands bwana », qui ont de longs bras et ne manquent pas d’exhiber, pour appuyer leurs menaces, toutes sortes de documents, y compris des autorisations officielles de bâtir ! Le problème et pour eux et pour nous c’est qu’il s’agit d’un lotissement illégal. Le maître des lieux étant bien connu de tous : l’Agence nationale de météorologie et de télédétection. Qui aura le dernier mot ? Nous, nous savons fort bien que si notre présence est encore tolérée sur le site, c’est uniquement parce que les pouvoirs publics craignent des remous sociaux. Nous faisons quand même vivre des centaines de familles congolaises et, en plus des services que nous rendons à nos nombreux clients, nous avons contribué à rendre le site attrayant et touristique. Ce n’est pas peu pour la ville et pour la commune de Ngaliema… »
Il n’est pas bête, ce Makiadi ! Je me lance alors dans un plaidoyer pour le persuader d’agir au lieu d’attendre l’inconnu, de fonder l’espoir sur l’imprévu. Pourquoi, je lui demande, ne pas imaginer hic et nunc une solution définitive et intéressante pour la corporation ? Et « Ebéniste » de me rabattre carrément le caquet en me révélant que c’est depuis longtemps qu’ils songent à mutualiser leurs efforts, en se dotant d’un hall unique d’exposition dont ils seraient tous copropriétaires, avec un logo et une marque de fabrique communs.
Il ne me restait plus qu’à offrir « le dernier verre pour la route » à mon ami Makiadi, en espérant que mon prochain achat de meubles se fasse dans le hall d’exposition-ventes de tous les mangeurs de bois de la capitale. Inch’Allah !!!