Purge dans les écuries

Toutes les recettes imaginées jusqu’à maintenant pour tirer les sociétés d’État vers le haut ont été un échec. Le problème ne semble pas résider dans l’ambiguïté du statut juridique accordé de manière informelle, mais bien dans les pratiques de gestion qui demeurent peu orthodoxes.

L’État est connu pour être le pire actionnaire dans une entreprise. Ce qui l’intéresse, ce sont seulement les dividendes qu’il peut en tirer. Pendant longtemps, les entreprises publiques ont fonctionné dans cette logique au point que toutes sont devenues au fil du temps un fardeau pour l’État propriétaire. Comme celui qui veut noyer son chien l’accuse de rage, l’État, lui-même, ne se gênait pas de traiter de « canards boiteux » ses propres unités de production. Si les sociétés d’État se trouvent dans une situation de quasi-faillite, ce n’est pas que les mandataires qui les ont gérées étaient incompétents. Les causes de leurs contreperformances économiques et financières sont certainement à chercher ailleurs.

L’apport des sociétés coloniales

Avant 1966, les entreprises publiques étaient des sociétés coloniales bien gérées et réalisant des profits. L’économie de la colonie était contrôlée par des groupes belges, dont la Société générale de Belgique, Empain, Lambert, Cominière. Mais il y avait d’autres sociétés étrangères, peu nombreuses certes, mais qui étaient influentes comme Unilever. Les grandes entreprises coloniales étaient en fait managées à partir de la métropole. Concrètement, le Congo fut pour la Belgique un réservoir de matières premières. Grâce à sa colonie, la Belgique était le premier producteur mondial de radium, de diamant, de cobalt, de copal et d’ivoire, le deuxième pour les noix palmistes, le troisième pour l’huile de palme, le quatrième, le sixième et le treizième respectivement pour le cuivre, l’étain, l’or et l’argent. Les richesses minières et agricoles avaient provoqué l’éclosion en Belgique de nouvelles branches d’industrie et la création de nombreux emplois. C’est le cas de la société métallurgique d’Hoboken, qui traitait les métaux non ferreux et fournissait à elle seule du travail à près de 4 000 ouvriers belges tandis que le traitement du diamant employait 15 000 ouvriers environ. L’apport de la colonie à l’économie belge fut également considérable dans d’autres secteurs comme les transports maritimes, l’ingénierie… Une étude réalisée en 1960 évalua l’impact du Congo sur l’économie belge à 3,3 % du Produit national brut (PNB) et à 3,6 % du revenu national.

Chasse gardée

Quelque deux semaines seulement avant la proclamation de l’indépendance en juin 1960, le Parlement belge vota une loi qui offrait aux sociétés coloniales, et de droit congolais, la possibilité de se transformer en sociétés de droit belge. La manœuvre consista à placer ces entreprises sous la protection de l’État belge dont elles contribuaient à l’économie mais aussi à créer des filiales congolaises auxquelles elles feraient apport de leurs actifs, à l’exception de la trésorerie. La plupart des grandes entreprises coloniales saisirent la perche tendue et se muèrent en holdings de droit belge.

Le contentieux belgo-congolais

Ils ne détenaient dans la plupart des cas comme seules participations que la totalité des titres de leurs filiales congolaises. Elles mettaient ainsi à l’abri leurs avoirs hors du Congo en cas de nationalisation pure et simple de l’ensemble de l’appareil productif congolais. Il avait été aussi décidé la dissolution des sociétés à charte d’autant plus que la table ronde économique d’avril 1960 avait conclu au transfert du portefeuille de la colonie au nouvel État.

Pendant les cinq premières années de l’après-indépendance, le sort des entreprises fut suspendu à l’évolution politique de l’État. Les conflits armés ont perturbé la production, les transports, l’exportation et ont favorisé la fraude. D’où le déficit de la balance des paiements que le Fonds monétaire international (FMI) tenta de contenir en imposant une restriction dans l’exportation de devises. Les entreprises éprouvèrent des difficultés pour assurer le service des emprunts et pour verser les dividendes aux actionnaires tout comme pour rémunérer les capitaux. L’inflation eut des répercussions sur les dépenses salariales et l’importation de matériel.

L’accord de février 1965 relatif au contentieux belgo-congolais aura été une étape importante dans l’évolution des actifs belges au Congo. Il consacra le partage de la dette publique de l’ancienne colonie et de son portefeuille. L’État devenait donc actionnaire dans de nombreuses entreprises et même actionnaire majoritaire dans d’autres comme l’UNATRA, principale société de transport fluvial. Il fit aussi son entrée dans le capital de l’Union minière à concurrence de 20 %, de la Compagnie maritime congolaise à hauteur de 30 %, de la Forminière à hauteur de 55 %, d’Air Congo à hauteur de 65 %. Enfin, il devenait également actionnaire dans les filiales des sociétés ayant adopté la nationalité belge en 1960 et 1961. Toutes ces entreprises ex-coloniales avaient des réserves importantes d’argent qu’elles n’injectèrent pas dans leurs filiales congolaises, à la rentabilité limitée, sinon nulle.

Par ailleurs, les sociétés ex-coloniales qui formaient le groupe de la Société générale de Belgique refusèrent de devenir des sociétés à portefeuille. L’accession de Mobutu au pouvoir en novembre 1965 redonna confiance aux milieux politiques et d’affaires belges. Le Congo était encore perçu comme un élément important de l’économie belge en termes d’emploi, de valeur ajoutée aux matières premières, de contribution au revenu national, sans compter les bénéfices des sociétés actives ou en lien avec lui. Mais ils déchantèrent en mai 1966, lorsque le président Mobutu remit en question le règlement du contentieux belgo-congolais de février 1965. Il imposa également une taxe générale de 7,5 % sur les affaires, sans compter les ponctions fiscales multiples et les impôts indirects élevés. La conséquence est que les marges de profit des sociétés se réduisaient. Le nouveau régime s’en prit aussi aux sociétés ex-coloniales ayant adopté le droit belge. Une loi du 7 juin 1966 imposa le transfert obligatoire du siège social de ces sociétés étrangères ayant leur principal siège d’exploitation au Congo. Les sociétés qui ne s’y étaient pas conformées furent retirées du registre de commerce et interdites d’exercer au Congo. Comme si cela ne suffisait pas, la loi Bakajika (le sol et sous-sol appartiennent à l’État) visa principalement les concessions minières et territoriales accordées sous la période coloniale.

Les nationalisations

Dans sa quête d’asseoir son autorité, Mobutu avait dans son viseur les milieux d’affaires étrangers dont il recherchait l’engagement à son pouvoir. La gestion des entreprises en pâtit. C’est le cas de l’Union minière dont le refus des dirigeants de transférer le siège de la société au Congo entraîna la nationalisation de ses actifs congolais en décembre 1966. Mobutu créa une société d’État, la Gécomines, pour les exploiter. Mais une filiale de l’Union minière, la Société générale des minerais, gardait la main quant à l’assistance technique et la commercialisation des minerais. Le processus de dégagement de l’économie zaïroise des influences extérieures se poursuivit en novembre 1973. Mobutu zaïrianisa la plupart des entreprises détenues par des étrangers dans divers secteurs comme la construction, les hydrocarbures, les mines, l’agriculture et l’élevage… L’État reprit leurs actifs avant de les confier à des Zaïrois, dont des proches du Président, ses collaborateurs et les membres de leurs familles ou des fidèles soutiens politiques. L’ignorance et l’incurie des nouveaux propriétaires entraînèrent la faillite rapide de la plupart de ces affaires. Mobutu dut faire marche arrière et l’État reprit tout à son compte. Mais cette mesure ne résolut rien.