Au 13, rue de l’Escouvrier à Sarcelles, Marie-Laure, 17 ans, dit au premier tour de parole : «Georges Floyd.» Puis elle marque un arrêt : «Cédric Chouviat aussi. Sept fois, il a répété «J’étouffe».» Inter(rogé à son tour, Makan répond : «Tout ce qui se passe dans nos vies en fait.» Sami, quant à lui, esquive : «Les actualités, c’est pas mon affaire.» Depuis plusieurs années, je suis amené à participer à des rencontres au sein de «quartiers» un peu partout en France, avec mes camarades Bouziane Bouteldja et Elsa Poissonnet (1). Ce 24 juin, nous sommes à Sarcelles. Nous serons bientôt à Ivry, Vitry, Créteil, Villiers-le-Bel, Elbeuf, les quartiers Nord de Marseille, Cenon dans la banlieue de Bordeaux, La Paillade à Montpellier, Lunel, Valdegour à Nîmes, Beaucaire à Toulon, l’Ariane à Nice, Echirolles à Grenoble, Montchovet à Saint-Etienne, Planoise à Besançon…
Quand les participants se présentent, nous demandons d’abord : «Qu’est-ce qui t’anime dans la vie, t’inspire, te rend heureux ?» On nous répond «ma famille», «Tupac», «lire», «faire la belle», «les animés», «Netflix», «l’argent», «manger», «Dubaï», «faire l’amour», «starfoulah, j’sais pas moi», «les chaussures neuves», «aller à la salle», «le Barça», «le jardinage», «voyager», «dormir», «les Fimbis», «la play’», «la K-Pop», «mon p’tit frère», «Animal Crossing», «l’histoire», «Ninho», «quand j’perds du poids», «la passion de la réussite», «l’afrodanse», «ma ville».
Parfois, comme ce jour à Rouen, Amina baisse les yeux et dit «rien». Je ne la crois pas. Mais le regard des autres et la peur du jugement pèsent lourd. Puis nous demandons : «Et qu’est-ce qui vous met en colère ? Qu’est-ce qui vous met la rage ?» On nous répond : «la violence policière», «le racisme», «le gars ce matin qui m’a dit que j’étais moche», «les moqueries sur les accents», «l’oppression contre les femmes», «être mal regardé parce qu’on vient de la Paillade», «les CV sans réponse», «ce qui est fait aux Ouïghours», «l’injustice», «la manipulation politique», «mon réveil», «les gens qui jugent», «mon prof de maths», «Zemmour», «les médias», «la pollution», «mon chef de rayon».
A cela, Amina aussi a répondu «rien». Comme Enzo à Marseille. Mais nous ne les croyons pas plus. Nazal m’interpelle : «C’est quoi la rage ?» Comment dire ? Il y a de la maïeutique dans tout cela. Ils parlent, nous écoutons. Parfois cette écoute est âpre, difficile. Habitués à être discriminés et victimes de préjugés, ils en perpétuent quelques fois l’écho. Sur les femmes, les Roms, les LGBTQI +, les Juifs, les gros, les «athées», les «Français», terme dont nous leur faisons remarquer qu’il est impropre car être français n’est pas une couleur de peau. Tout sort souvent avec fracas, mais c’est que la plupart sont fracassés. Et dans l’interstice de ces fractures s’immisce le désordre du monde.
A Saint-Etienne, Nora, travailleuse au centre social ne peut retenir ses larmes au moment de dresser un constat foudroyant : «Ce qu’ils vivent, je n’aimerais pas le vivre.» Limpide.
La société ne semble plus capable de dessiner le sens de la vie en dehors du monde marchand. Elle capitule devant la réification des rapports sociaux. Le langage se fait luxe. Ainsi au cours des discussions, nous entendons souvent «hum comment dire…» Le verbe se dérobe. Pourtant des tréfonds du pays, des quartiers aux gilets jaunes en passant par tous ceux qui dénoncent une démocratie devenue une voie sans voix, une aspiration commune monte, celle de recouvrer la parole. Je l’entends avec en tête le premier vers du poème Antéros de Nerval : «Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur.» Oui, demandons-le. Alors seulement nous serons à même de remplir à nouveau la mission que Marx assignait à ses contemporains : formuler «les luttes et les aspirations des gens».
(1) Elsa Poissonnet est médiatrice culturelle. Bouziane Bouteldja, danseur/chorégraphe. Ensemble, nous avons créé un dispositif nommé «Danse et pensées».