Qui, de l’Arabie saoudite ou des producteurs américains, cédera le premier ?

Défendre ses parts de marché revient à accepter une baisse significative et durable des cours voire entrer dans une guerre des prix qui ne s’arrête que lorsque le seuil de douleur est atteint chez l’un des belligérants.

Ali al-Nouaimi, ministre saoudien du Pétrole.
Ali al-Nouaimi, ministre saoudien du Pétrole.

Depuis son plus haut de 115 dollar (93 euros) le baril (169 litres) en juin, le Brent de Mer du Nord a chuté de près de 27%. Comme pour le recul des marchés d’actions, cette violente correction s’explique d’abord par un renversement du consensus de marché sur les perspectives de croissance économique pour 2015.

En moins de trois mois, l’ensemble des conjoncturistes a révisé en forte baisse ses prévisions de croissance pour toutes les grandes zones économiques sans exception. Aujourd’hui, non seulement plus personne ne pense que 2015 sera marquée par une reprise économique au niveau mondial mais le spectre du syndrome japonais (croissance nulle et inflation nulle) est en passe de devenir le scénario central pour la zone Euro. A ce regain de pessimisme, s’ajoute dans le cas du pétrole un excédent de production qui tient d’évidence à l’atonie de la demande mais surtout à la récente hausse de la production mondiale. Les dernières estimations de l’Agence internationale de l’énergie montrent que l’excédent serait d’environ 500 000 barils par jour (500 kb/j) pour une demande mondiale estimée à 92,5 mb/j.

Dilemme           

De prime abord, cet excédent peut paraître modeste (à peine 0,5% de la demande) et par suite l’effort à consentir par l’OPEP pour l’effacer tout à fait acceptable relativement à sa production de 30,5 mb/j. D’autant que certains attribuent cet excédent au seul retour de la production de la Libye (+500 kb/j entre juin et septembre) après des mois d’absence liée à la perte de contrôle de Tripoli sur les zones de production. Si le problème se limitait en effet à ce seul retour, l’OPEP ne serait pas confrontée à un réel dilemme. Puisque c’est l’Arabie saoudite qui avait « compensé » la disparition des exportations libyennes avec l’assentiment des autres membres, il serait légitime que Ryad « rende » ses parts de marché à la Libye en réduisant ses exportations d’autant. Le marché retrouverait rapidement son équilibre et les prix se stabiliseraient autour de $80/b. Mais cet excédent peut aussi être rapporté à la croissance de la production américaine de pétrole de schiste qui est de 1,3 mb/j en rythme annuel contre une croissance de la demande mondiale qui n’est plus que de 0,7 mb/j. La différence correspond donc peu ou prou à l’excédent courant de marché. Mais à l’inverse du retour de la Libye qui n’est qu’une hausse ponctuelle, la hausse de la production américaine devrait se poursuivre à ce rythme sur les dix prochaines années. Si la demande mondiale n’augmente pas au moins d’autant, donc si la croissance économique ne repart pas, cela signifie que pour stabiliser les cours, l’OPEP serait condamnée à réduire sa production pendant dix ans et de fait céder ses parts de marché à un concurrent direct. L’OPEP est familière de ce dilemme entre soutien des cours et protection de ses parts de marché puisqu’elle y a été confrontée dans le passé, une première fois dans les années 1980 et une deuxième fois lors de la crise asiatique à la fin des années 1990. Aucune des deux branches de l’alternative n’est très réjouissante.

Garantir à ses concurrents des niveaux de prix            

Couper sa production revient non seulement à perdre des parts de marché mais surtout à garantir à ses concurrents des niveaux de prix qui permettent le développement de leurs capacités futures. Loin de se résoudre, le problème s’accroît au fil du temps. Défendre ses parts de marché revient à accepter une baisse significative et durable des cours voire entrer dans une guerre des prix qui ne s’arrête que lorsque le seuil de douleur est atteint chez l’un des belligérants. A priori, on est tenté de penser que le seuil de douleur des membres de l’OPEP et en particulier de l’Arabie saoudite est notoirement plus bas que celui des producteurs indépendants de pétrole de schiste américains. Bien qu’aucun chiffre officiel ne soit validé, les experts estiment le coût marginal de production (le coût des puits les plus chers à exploiter) des puits saoudiens entre $25 et $30/b. Du côté du pétrole de schiste, les chiffres publiés par les compagnies elles-mêmes le donnent entre $75 et $80/b. La messe semble dite. La réalité est d’évidence plus complexe. Du côté des pays de l’OPEP d’abord où la notion de coût marginal n’a que peu de pertinence. Les compagnies nationales ne sont pas des compagnies privées et leur seuil de rentabilité économique n’est pas le seul facteur dictant les décisions stratégiques, loin s’en faut. Dans le contexte d’instabilité politique dans lequel les pays du Moyen-Orient sont englués, la paix sociale se paie chère et comptant. Les niveaux de cours du pétrole auxquels les budgets de ces pays s’équilibrent sont très au-dessus des coûts marginaux des producteurs de pétrole de schiste américains. Ils sont de $90/b (Brent équivalent) pour l’Arabie saoudite et la Libye et grimpent jusqu’à $120/b pour l’Algérie ou le Venezuela et de façon irréaliste jusqu’à $140/b pour l’Iran.

De même, du côté des producteurs américains, le coût marginal n’est pas non plus le seul facteur à prendre en considération. D’une part parce qu’une grande partie de la production actuelle et future a déjà été pré-vendue via des couvertures financières à des prix au-dessus de $85/b. D’autre part parce que pour dissuader les investissements futurs, il faut maintenir les cours en-dessous du seuil de rentabilité pendant une période de temps assez longue. Cela avait été le cas dans les années 1980 mais l’effondrement des cours n’avait pas suffi à forcer les producteurs de Mer du Nord à fermer leurs puits, les coûts d’arrêt et de démantèlement étant prohibitifs. Le parallèle est toutefois peu pertinent puisque les producteurs de Mer du Nord faisaient face à des coûts d’investissement colossaux et des coûts de production plutôt modérés mais ces coûts étaient amortis sur des dizaines d’années de production. A l’inverse, les producteurs de pétrole de schiste ont des coûts d’investissement initiaux comparativement faibles pour des coûts d’exploitation élevés.

Début de la baisse  

Cela tient au fait que la durée de vie de chaque puits est limitée et qu’il faut en permanence forer de nouveaux puits pour maintenir la production des champs. Ce n’est donc qu’après un ou deux ans de prix en-dessous de leur seuil de rentabilité, que l’on devrait voir le rythme des investissements nouveaux ralentir significativement. Face à cette lecture, il semble que l’Arabie saoudite ait déjà tranché. Ses officiels laissent déjà filtrer depuis plusieurs jours que le royaume n’a aucune intention de réduire ses exportations à court terme. Les conditions ne lui semblent pas réunies. La baisse des cours n’est pas encore suffisante pour menacer véritablement ses concurrents d’un côté, ni pour espérer une réelle discipline au sein de l’OPEP de l’autre. Elle n’est pas non plus suffisante pour stimuler la demande, c’est-à-dire pour permettre au pétrole de regagner des parts de marché face au charbon ou au gaz naturel. Ce qui est certain, c’est qu’après dix ans de production à pleine capacité vendue à des prix jamais connus, l’ensemble des producteurs de pétrole viennent d’entrer dans une période beaucoup plus difficile dont la durée dépendra du retour de la croissance mondiale. Si les économistes qui estiment que ce retour prendra des années plutôt que des mois ont raison, la baisse des cours n’en serait donc qu’à ses prémices.