Qui détient le monopole du peuple ?

Les prétendants à l’incarnation véritable du peuple sont nombreux et possèdent chacun leur argument. Mais personne ne détient ce monopole, sauf ceux qui ont été élus au suffrage universel.

Depuis toujours, des partis, des mouvements, des factions, des personnages charismatiques ou des foules en colère prétendent incarner «le peuple», le représenter, voire l’accaparer. Sur la scène nationale, ils sont paradoxalement souvent plusieurs à revendiquer le monopole du peuple. Sous l’Ancien Régime, le peuple, c’était l’ensemble des sujets du roi. Depuis l’établissement de la République, comme d’ailleurs sous l’Empire, le peuple, c’est la communauté des citoyens français, dans un cas sous l’autorité impériale, dans l’autre sous leur propre souveraineté collective, du moins en théorie. Cela n’empêche pas certains de considérer que le peuple c’est eux, d’abord eux et parfois seulement eux.

Durant des décennies, au moins de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, les socialistes français se vivaient, se définissaient sentimentalement comme l’expression naturelle du peuple. De 1920 à la fin des années 80, le Parti communiste se présentait impérieusement comme le parti du peuple. A droite ou à l’extrême droite, les partis populistes ou les partis de masse en faisaient autant : le Parti social français du colonel de La Rocque, le Rassemblement du peuple français du général de Gaulle avait la même prétention. Aujourd’hui, les insoumis de Jean-Luc Mélenchon entendent bien représenter à leur tour le peuple plus que les autres. Le Rassemblement national de Marine Le Pen en fait autant, et à ses meetings, le slogan «Nous sommes le peuple» retentit souvent. Représenter, incarner le peuple, c’est aussi désormais l’ambition des gilets jaunes, d’où d’ailleurs les nombreux drapeaux tricolores qui émaillent leurs cortèges et fleurissent parfois aux bords des ronds-points.

Dans la réalité, toutes ces prétentions, toutes ces revendications, sont naturellement vaines. Personne ne détient le monopole du peuple, sinon la communauté des citoyens français au moment du vote au suffrage universel. Personne n’incarne officiellement le peuple, sinon les élus du suffrage universel, à commencer par le chef de l’Etat et par les parlementaires. Bien entendu, tous les Français ne se reconnaissent pas comme le peuple de ces élus-là, mais président et parlementaires sont en droit de se vivre comme les élus du peuple. Ce qui n’empêche en rien partis, mouvements, personnages de prétendre représenter le peuple. C’est abusif, inexact, illégitime mais néanmoins récurrent, efficace et même parfois sincère.

Jean-Luc Mélenchon a besoin de se vivre comme l’héritier des champions historiques du peuple. Marine Le Pen ne cesse d’identifier ses partisans, ses électeurs, comme le vrai peuple de France, par opposition avec toutes les minorités. Quant aux gilets jaunes, face à Emmanuel Macron, à son gouvernement, à sa majorité parlementaire mais aussi face aux médias, à la presse, à tous ceux qui à leurs yeux détiennent le pouvoir ou s’en font les complices, ils veulent être regardés et traités comme les vrais représentants du peuple, ils veulent être présentés comme le peuple authentique en colère. Ils sont les prétendants à l’incarnation véritable du peuple.

Il existe quelques arguments qui peuvent nourrir leur prétention. Une majorité déclinante mais jusqu’ici une majorité de Français soutient ou marque de la sympathie pour leur entreprise. Cela entretient l’idée qu’ils sont le peuple en colère.

Par ailleurs, toutes les enquêtes et toutes les études de terrain, désormais nombreuses, attestent qu’ils sont massivement issus des milieux populaires, France pauvre, France en péril, France en souffrance, France anxieuse qui se sent délaissée ou ignorée (quelle que soit l’ampleur de la protection sociale), France combative aussi, mobilisée derrière des revendications d’abord sociales (pouvoir d’achat, fiscalité) mais aussi politiques (dissolution, démission d’Emmanuel Macron, référendum d’initiative citoyenne, tentation éternelle de la démocratie directe).

Et puis, bien sûr, ils se présentent aussi comme la France d’en bas, face aux élites, à ce que la minorité la plus politisée d’entre eux appelle «la caste» ou «l’oligarchie». A leurs propres yeux, ils deviennent le peuple puisqu’ils sont la masse contre les élites. Naturellement, ces sentiments, ces autoportraits collectifs n’ont aucune valeur juridique, a fortiori constitutionnelle.

Cent mille manifestants en France ne font pas le peuple, et un million d’internautes en furie ne représentent pas la communauté des citoyens. Une foule en courroux, cela s’appelle «une manifestation», pas le peuple. Cela ne signifie pas qu’il faille être sourd à leurs revendications, qu’il faille ignorer leurs motivations. Quand une colère populaire dure et reçoit un assez large assentiment, elle a droit à l’écoute, au dialogue et à des réponses. C’est le sens du tardif «grand débat». Les gilets jaunes sont donc plus qu’une foule mais moins qu’un peuple. Ils incarnent une France en colère mais pas la France. Ils sont une fraction du peuple français mais pas le peuple de France.