Des Congolais continuent d’éclater sur les réseaux sociaux, voire dans les émissions radio interactives ou de débat télévisées à propos de l’érection de l’université moderne Matata Ponyo dans la ville de Kindu, chef-lieu de Maniema, la province d’origine de l’ancien 1ER Ministre de 2012 à 2016. Ils sont nombreux à fustiger cette « belle œuvre », se demandant où il a pu trouver l’argent pour la construire, si ce n’est pas la preuve de la prédation des deniers publics que l’on reproche aux dirigeants politiques. Et, par conséquent, ils réclament l’ouverture d’une information judiciaire pour tracer l’origine des fonds ayant servi à la création de cette université. D’autres, par contre, apprécient l’initiative, à sa juste valeur, estimant que, lui au moins, il a songé à investir au pays pendant que les autres mettent leurs fortunes à l’abri, à l’étranger.
Du coup, au moment où la polémique enfle sur le plan international à propos de paradise papers (paradis fiscaux), ce débat fort passionné sur les réseaux sociaux et dans les médias renvoie à une réalité : la problématique du ruissèlement économique (trickle down economics) ou de richesse. D’après les spécialistes, la théorie du ruissèlement est une théorie économique d’inspiration libérale. Selon cette théorie, sauf destruction ou thésaurisation (accumulation de monnaie), les revenus des individus les plus riches sont in fine réinjectés dans l’économie, soit par le biais de leur consommation, soit par celui de l’investissement (notamment via l’épargne). Le but est que ces revenus contribuent, directement ou indirectement, à l’activité économique générale et à l’emploi dans le reste de la société.
C’est le problème des inégalités !
Dans la culture us, la philanthropie ou l’amour des êtres humains est une dynamique positive du point de vue sociétal et économique. Les hyper très riches (milliardaires) américains ont souvent cette culture à redonner à la société ce qu’elle leur a donné. Ils financent ainsi la construction des hôpitaux, écoles, universités, grandes salles des spectacles ; les fondations… Toutefois, on s’interroge sur l’impact de cette culture. Est-il si significatif à l’échelle de la société américaine pour changer la donne de la dynamique économique de la société en général ?
Des économistes empruntent souvent à l’image de la coupe de champagne pour répondre à cette problématique. D’après eux, le bas de la coupe ne reçoit pas la moindre goutte de champagne, avec toutes les conséquences économiques et sociales que l’on voit aux États-Unis. En effet, la majorité, insatisfaite, est au bord de la route. Aux États-Unis, font-ils remarquer, il y a en réalité deux sociétés : le haut de la coupe de champagne, c’est-à-dire la minorité qui fait montre de prospérité insolente et le bas de la coupe de champagne, la majorité, qui ne voit jamais une goutte de champagne. « À un moment donné, la société finira par craquer car c’est le problème des inégalités », explique Pierrot Kalenga Mbayi, analyste économique.
Mais, paradoxalement, il faut un peu d’inégalité, dit-il, parce que c’est un aiguillon pour travailler. Tenez : quand un patron gagne deux ou trois fois ce que gagnent ses employés, ces derniers se disent légitimement qu’ils peuvent aussi avoir deux ou trois fois ce qu’ils gagnent. Donc, ils bougent. Mais quand le même patron gagne 3 mille fois ce qu’ils gagnent, ça ne sert à rien pour eux de travailler parce qu’ils n’arriveraient jamais là. C’est là fondamentalement l’image de la coupe de champagne dont le bas ne se remplit pas », décortique Pierrot Kalenga. Pour qui, le modèle us est donc un « modèle pervers ».
L’Europe, elle, a adopté, depuis la 2è Guerre Mondiale, le modèle de l’État-providence. Ce modèle consiste en une redistribution de la richesse via des impôts relativement élevés. Dans ce cas, peut-on alors parler de ruissèlement de richesse ? Ou alors d’un ruissèlement qui emprunte d’autres voies que celle de la coupe de champagne que l’on a évoqué, s’agissant du modèle américain ?
Des spécialistes parlent du modèle européen comme celui d’une circulation monétaire qui est à la fois l’expression de volonté de cohésion sociale et démocratique. Là aussi, des critiques fusent : est-ce qu’il appartient véritablement aux super riches de déterminer ce qui est bon pour la société ? C’est vrai qu’ils ont leur dada philanthropique mais à côté il n’y a pas de capacité d’investissement public sur les vrais besoins de la population. « L’État-providence, c’est donc plus large que ça. Ce n’est pas que de la redistribution individuelle », souligne Albert Ngouli Bombili, qui prépare une thèse sur cette problématique en contexte congolais. « Avec le modèle de l’État-providence, il ne s’agit pas de recevoir telle ou telle prestation, mais une masse d’investissements publics dans des biens publics partagés pour tous et qui sont décidés de façon démocratique », note Ngouli. Qui fait souligne que cela ne se voit pas peut-être massivement dans les chiffres, dans le Produit intérieur brut (PIB), dans la croissance économique. « Mais ce sont des biens qui sont essentiels au quotidien de chacun de disposer des services publics puissants, d’investissements publics… », dit-il. D’après lui, cette logique s’est surtout effritée avec la crise financière internationale de 2008. La tendance est que les pauvres aident les riches à s’enrichir.
Le Zaïre en mode rêve américain
Dans les années 1960 et suivantes, le pays a vu naître des hommes d’affaires d’un grand renom. Ils suscitaient l’admiration de tous parce qu’ils créaient des entreprises qui donnaient des emplois à leurs compatriotes. Comme dans la fable des milliardaires américains, eux aussi, ils sont partis de rien, avant de devenir des millionnaires en dollars grâce à leur détermination et leur travail. Beaucoup, pour ne pas dire quasiment tous, venaient de milieux modestes. Ils n’étaient ni des parvenus ni des parachutés comme aujourd’hui.
Au contraire, ils étaient nés sans le sou et avaient stoppé leurs études relativement tôt pour diverses raisons. Ils, c’étaient Dokolo, Kisombe, Ngunza, Fontshi, Lusakivana, Matanda, Manoka, Masamba, Kinduelo… Aujourd’hui, cette espèce a quasiment disparu. Avec leurs fortunes aussi diverses que variées, ils avaient un seul rêve : bâtir des empires industriels ou commerciaux dans le pays. Par exemple, Dokolo Nsanu avec sa Banque de Kinshasa, couvrait pratiquement tous les secteurs de l’activité économique.
Bonaventure Nguza Bonanza monta la première brasserie nationale qui produisait la bière Brana. Propriétaire foncier avec des domaines agro-pastoraux, notamment au Bandundu, sa province d’origine, et grand promoteur immobilier, il construisit l’hôtel Bonanza, près du Marché-Central de Kinshasa. Exubérant comme la plupart des hommes riches de l’époque, ce mupende se vantait que la brigade mobile de la police nationale, donc l’État, fût son locataire de sa concession en face de son hôtel. Pour montrer sa toute puissance financière, Nguza Bonanza se permit d’asphalter la route à Kingabwa où se trouvait sa brasserie. Un autre mupende, Placide Lengelo Muyangandu, fut le premier industriel à fabriquer des ampoules électriques dans son usine Lengsram à Limete…
C’est au Kasaï, avec son diamant, que le rêve américain a fait plus d’adeptes.
L’ambition, source de toute ascension sociale, était elle-même déjà une motivation. À Mbuji-Mayi (Kasaï-Oriental) et à Tshikapa (Kasaï), la population s’invente encore à partir de l’exploitation artisanale du diamant. Les enfants se forgent des modèles de réussite dans le milieu ambiant.
Des commerçants qui, malgré les difficultés, parvinrent à faire prospérer leurs affaires : Mukendi Fontshi (Fonds Tshilenge) avait des avions (Fontshi Air Service). Serge Kasanda Serkas, surnommé FMI, est aujourd’hui entre autres dans l’immobilier…
Tout est prétexte aujourd’hui pour expliquer la déroute économique de ces hommes d’exception dont la plupart sont déjà morts. Pour les unes, c’est la conjoncture économique de l’époque qui a fini par porter le coup de grâce : la faillite sans possibilité de recourir aux banques pour des crédits. Pour d’autres, les entreprises ont été mises à mal par le régime politique.
Avec la mesure de zaïrianisation en 1973, il y a eu collusion avec le pouvoir politique. Avec l’appui du pouvoir en place, certaines personnes ont fait fortune. La nationalisation des unités de production, pour la plupart appartenant à des expatriés, leur avait permis d’hériter de biens d’entrepreneurs étrangers.
Tel avait été le cas de Jeannot Bemba Saolona, le père de Jean-Pierre Bemba ; Ignace Moleka Liboke, Litho Moboti… La proximité avec la famille présidentielle était aussi, pour quelques-uns, un atout pour réussir socialement. Tel avait été le cas de Teddy Kinsala ou d’Ado Makola, couturier à l’origine. Il diversifia par la suite ses activités et monta plus haut, notamment grâce à la spéculation foncière. Ado Makola bouscula la hiérarchie dans le football kinois avec son club Matonge, et rien ne pouvait l’arrêter dans son ascension. En 1997, l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila a changé la donne. De nouveaux « boss » ont émergé. Et puis, il y a surtout des fortunes qui se bâtissent dans l’ombre du pouvoir. Pour l’heure, la photographie des « nouveaux riches » reste floue.
Dans le contexte politique ambiant, ceux qui montent financièrement en puissance, sont dans le viseur des tenants du pouvoir. Il faut chercher des relations, des alliances dans l’entourage des « hommes forts » du régime ou carrément auprès des membres de la famille présidentielle.