En refusant de nommer le gouvernement pressenti par les deux partis vainqueurs des élections législatives, le président de la République italienne ouvre un débat juridique d’une extrême complexité. Certes, Sergio Mattarella a le droit constitutionnel d’opposer son veto à une proposition gouvernementale qu’il juge incompatible avec les principes de l’Etat. Dénué de véritable pouvoir, le président italien incarne une autorité à laquelle, en cas de crise, revient le dernier mot.
Ou plutôt l’avant-dernier, puisque cet acte de rébellion présidentielle entraînera inévitablement le retour aux urnes. Jouer la République contre la démocratie, les principes de la Constitution contre la majorité issue du peuple, ne dure qu’un temps. Si, comme c’est prévisible, les Italiens persistent dans leur vote, on imagine mal Mattarella user une deuxième fois de ses prérogatives juridiques. Désavoué par le peuple, c’est certainement lui qui devra partir.
Politiquement, le choix est déjà cornélien. On dira que le Président a raison de s’ériger en rempart de la démocratie lorsque celle-ci menace de se retourner contre elle-même. Le Mouvement Cinq Etoiles et (bien plus encore) la Ligue ont prouvé à maintes reprises qu’ils confondaient démocratie et appel démagogique au peuple. Dans un pays où le fascisme s’est installé au pouvoir après la «marche sur Rome», la menace de la Ligue d’organiser des manifestations de rue n’a rien d’anodin. La position de Mattarella aurait toutefois été plus crédible s’il avait refusé la nomination du ministre de l’Intérieur ou de la Justice plutôt que celle d’un ministre des Finances ouvertement europhobe. On a du mal à se départir de l’impression que la haine des migrants, le nationalisme autoritaire et l’atteinte aux libertés fondamentales chagrinent moins les élites gouvernementales que la remise en cause des dogmes monétaires de l’Union européenne. Ce qui aurait pu être un moment de vérité démocratique ressemble un peu trop au scénario grec de 2015. En décidant de nommer un ancien dirigeant du FMI pour assurer l’intérim à la présidence du Conseil, Mattarella sauve moins les principes de la République que la confiance des marchés. Ce n’est sûrement pas le meilleur moyen de ramener le peuple à davantage de raison.
Philosophiquement, le problème n’est pas moins épineux. La question est de savoir qui, du peuple ou de la Constitution, est souverain. On se souvient peut-être que le Mouvement Cinq Etoiles avait donné à sa plateforme internet le nom ambitieux de «Rousseau». Il s’agissait d’opposer la démocratie directe à la logique des institutions représentatives. Chaque adhérent était invité à élaborer le programme du mouvement en répondant à des questions qui touchent à la vie quotidienne (par exemple : «Faut-il prévenir le vol par des dispositifs de surveillance électroniques ?»).
Nous ne sommes plus au temps des programmes et de la gestion de l’ordinaire. Le Mouvement Cinq Etoiles et son allié d’extrême droite sont désormais confrontés à la question du pouvoir. Il est vrai que, selon Rousseau, «ce que le peuple a fait, il peut le défaire». En d’autres termes, la volonté du peuple ne doit pas être bridée par des règles constitutionnelles : cela reviendrait à substituer à la démocratie une aristocratie des juges. Le problème est que ces partis ont remporté une élection législative, pas un référendum constitutionnel. Malgré leurs appels réitérés à la volonté souveraine du peuple, ils ont joué à plein le jeu du système représentatif condamné par Rousseau. Jusqu’à improviser à la dernière minute une alliance à laquelle ils s’étaient refusés tout au long de la campagne électorale.
La situation italienne rappelle à tous le sérieux qui entoure l’exercice du pouvoir. Les mouvements contestataires ne peuvent plus se contenter d’invoquer la colère du peuple. Il ne suffit pas non plus aux autorités institutionnelles de s’abriter derrière la Constitution. Aussi longtemps que les règles démocratiques sont respectées, il n’y a pas d’autre fondement du pouvoir que la souveraineté du peuple. Les populistes la flattent sans se soucier des conséquences.
Les partisans de l’austérité budgétaire la menacent au nom de la raison économique. Il ne vient visiblement à l’idée de personne d’essayer de convaincre les citoyens que la politique ne se réduit ni à la haine des étrangers ni aux excédents budgétaires.