Premier paradoxe : ceux qui se dressent contre les intellectuels sont le plus souvent des intellectuels eux-mêmes. Maurice Barrès est ainsi l’auteur de cette phrase fameuse : «L’i ntelligence, quelle très petite chose à la surface de nous-mêmes.» Second paradoxe : l’anti-intellectualisme n’est pas le privilège de l’extrême droite, barrésienne ou poujadiste, bien que le célèbre article de Roland Barthes paru dans Mythologies, «Pierre Poujade et les intellectuels», ait ancré cette association dans nos mémoires. La liste des contradictions de l’anti-intellectualisme ne s’arrête pas là. Diffus, nourri de plusieurs traditions idéologiques, indépendant des couleurs politiques, des classes sociales et du degré d’instruction de ceux qui le professent, il constitue une culture. C’est cet entrelacs que défend et étudie le livre de Sarah Al-Matary, la Haine des clercs (éd. le Seuil). Maîtresse de conférence en littérature à l’université Lyon 2, l’auteure est spécialiste des relations qu’entretiennent la littérature et les idéologies au XIXe et XXe siècles.
Comment définir l’anti-intellectualisme ?
En termes sociologiques, c’est la haine du personnel intellectuel. Dans un sens plus philosophique, la haine de raison et la valorisation de l’intuition, du sentiment, de l’inconscient. Je me suis intéressée à une série de personnages qui appartenaient à ces deux versants, et l’une des originalités du livre consiste à montrer qu’une bonne partie des anti-intellectualistes se réclame de la raison, ce qui est contre-intuitif. Ils se dressent contre une certaine définition de l’intelligence, abstraite et spéculative, à laquelle ils opposent le pragmatisme. L’anti-intellectualisme n’est pas la détestation de l’intelligence et toute critique des intellectuels ne relève pas de l’anti-intellectualisme. J’ai insisté sur ces paradoxes.
Peut-on dater la naissance de l’anti-intellectualisme ?
La facilité voudrait que l’on parte de l’affaire Dreyfus, laquelle est, selon moi, surtout un moment de visibilité de l’anti-intellectualisme. Il devient à ce moment-là plus populaire. J’ai préféré commencer mon étude autour des révolutions du XIXe siècle et de celle de 1848 en particulier. Elle me semble un moment séminal, où se fait le départ entre manuels et intellectuels, une distinction que met en relief la révolution industrielle. L’anti-intellectualisme se déploie à partir de là. Le but de mon livre est de mettre au jour les ressorts d’un anti-intellectualisme à la fois persistant et conjoncturel. Du côté de la persistance se trouvent des traditions anti-intellectuelles tissées à partir de Proudhon, notamment. Considéré comme le père de l’anarchisme, il affirmait que l’intelligence sollicitée par les travailleurs était supérieure à celle des intellectuels, et bataillait contre «la bohème» et «les écrivassiers». Du côté de la conjoncture, je vois des crises, dont la plus importante est l’affaire Dreyfus.
Quels sont les reproches les plus fréquemment adressés aux intellectuels ?
Ils sont mouvants. Les intellectuels sont accusés d’être coupés du réel, engagés dans l’abstraction pure, et à la tête de positions de pouvoir. Ils ne seraient pas suffisamment pragmatiques, ils se perdraient dans la pensée et ne produiraient pas assez de richesses utiles au pays. L’anti-intellectualisme peut aussi s’apparenter au rejet du progrès scientifique, à la haine des élites ou à l’anti-académisme. Mais il existe aussi un anti-intellectualisme «vers le bas», qui déprécie ceux que l’on a appelé «les prolétaires intellectuels», ces diplômés qui viennent grossir dangereusement le flux des sans-emploi, des frustrés, des déclassés qui forment des classes dangereuses. Ceux-là auraient la tête mal remplie et en deviendraient difficiles à maîtriser.
Vous montrez que l’anti-intellectualisme concerne tout le spectre politique, et qu’une même personne peut manifester de l’anti-intellectualisme, puis rejoindre le groupe des intellectuels.
Oui, et l’exemple parfait de ce revers est Zola qui est, à partir de l’affaire Dreyfus, l’incarnation de l’intellectuel. Dans son cas, anti-intellectualisme ne doit pas s’entendre comme haine de la culture, mais comme éloge de l’entrepreneur et de l’homme d’action, et dépréciation du professeur. C’est flagrant dans Au bonheur des dames. Zola a perdu son père, raté deux fois son baccalauréat et fut obligé de travailler très jeune. Ces accidents biographiques entraînent une frustration. Quand il devient le patron de l’avant-garde naturaliste, il transforme sa fragilité en force : il écrit pour le plus grand nombre et plaide pour une littérature fondée sur la description contre la glose et les commentaires, c’est-à-dire contre le savoir stérile. C’est une forme d’anti-intellectualisme. Zola est fasciné par le corps. Ses romans sont pleins de sève, de seins, de fesses, il est l’écrivain du grossissement. C’est d’ailleurs ainsi, en homme boursouflé, que ses adversaires le caricaturent au moment de l’affaire Dreyfus.
Pourquoi distinguez-vous les anti-Lumières, ce courant du XIXe siècle qui critique le progrès et la raison, et l’anti-intellectualisme ?
Parce que l’antiphilosophie, l’autre nom que l’on donne au mouvement des anti-Lumières, précède l’anti-intellectualisme et ne s’y apparente pas. La figure du philosophe des Lumières est personnalisée, elle procède encore du génie individuel, de l’individu inspiré. Les attaques n’ont donc pas la même ampleur.
Est-ce la raison pour laquelle vous ne citez pas une seule fois ce livre important d’Antoine Compagnon, les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes(Gallimard, 2005) ?
J’ai beaucoup aimé certains livres de Compagnon, mais pas celui-ci. Son postulat est que les antimodernes sont des modernes qui s’ignorent et qu’on ignore ; qu’ils sont les véritables modernes. Je ne partage pas cette conception. Elle me gêne même, pour des raisons politiques. Mon but n’est pas de décerner des certificats de «modernité», je ressens de l’affection pour quelques figures et moins pour d’autres. Je n’échappe pas aux jugements de valeur.
Au XXe siècle, l’établissement en usine après Mai 68 était-il une forme d’anti-intellectualisme ?
Ce fut en effet une manière pour certains militants de se couper de la culture livresque, de penser la révolution en privilégiant la circulation entre les classes. Mais s’il faut trouver un anti-intellectualisme vraiment positif, je penserais plutôt à l’auto-émancipation populaire du XIXesiècle : ces ouvriers, ces artisans qui décident qu’ils n’ont pas besoin des intellectuels pour leur tenir la main. Ils rédigent des journaux, des manuels, mettent en place des structures pour s’émanciper. Ils ne refusent ni le savoir ni l’école, mais l’école qu’on leur propose.
Pourquoi classer Michel Houellebecq parmi les anti-intellectualistes ?
Il n’est pas hostile au monde universitaire, bien que le héros de Soumission soit professeur à l’université. J’écris d’ailleurs que les intellectuels sont pour lui inoffensifs. Mais sa passion est la technique et son idéal littéraire, la poésie. C’est elle qui, à ses yeux, touche au cœur des choses. Il joue au sociologue dans ses romans, mais défend l’intuition dans ses textes théoriques. Il a aussi des mots très durs contre les intellectuels engagés, ne manque pas une occasion d’égratigner Foucault, Deleuze, Lacan, qui constituent pour nous l’âge d’or intellectuel. Mais ce que je lui reproche surtout, à lui comme à Michel Onfray, c’est de critiquer le libéralisme actuel et d’en tirer profit de façon massive, éhontée.
La France est-elle anti-intellectualiste à la mesure de son amour des intellectuels ?
Il me semble que nous sommes encore prisonniers du mythe de la France des Lumières, révolutionnaire et civilisatrice, de la France dreyfusarde, «patrie des intellectuels». Mon travail espère corriger ce stéréotype, pas l’inverser. Pour moi, la France n’est pas plus le pays des intellectuels que l’inverse. J’envisage plutôt les choses en tension. Tous les auteurs sont pris dans une tension entre intellectualisme et anti-intellectualisme. Nous sommes tous, à un certain moment, anti-intellectuels.