Il y a aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler un suspense démocratique mondial. Et quand je dis «suspense» ce n’est pas une métaphore, c’est réellement comme dans un film, pour le meilleur et pour le pire. C’est un trait fascinant, je dirais même addictif de notre époque et de notre manière de la vivre, c’est-à-dire de vivre ce type de présent, mais un présent pour ainsi dire éclaté ou démultiplié. Nous sommes tous les jours, désormais, où que nous soyons, comme dans un hall d’aéroport géant où nous voyons s’afficher un présent politique décalé et extrême aux quatre coins du monde. Des écrans et des horloges au tic-tac obsédant nous montrent chaque matin l’état des crises et notamment des feuilletons – certains diraient des séries mais c’est bien plus important encore – de la planète. Il y en a de trois sortes. Il y a les combats vitaux entre la démocratie et l’oppression et comment ne pas évoquer encore Hongkong où se joue (il ne faut pas s’y tromper) un défi mondial ? Il y a des élections apparemment anodines mais dont le champ ne cesse de se déplacer comme en Autriche ou en Suisse et aussi en Allemagne où des partis «traditionnels» sont pris entre un spectre brun et heureusement des aspirations «vertes», un vert où d’ailleurs tout l’arc-en-ciel politique doit pouvoir se retrouver et discuter aujourd’hui. Et il y a enfin (et ce sont les plus instructifs) les débats intra-démocratiques qui vont désormais jusqu’à l’os ou à la corde des institutions de nombreux pays, où l’on voit poindre le risque de la discorde intérieure et des passages à l’acte. Combien de Cours suprêmes aujourd’hui en action, de par le monde, jusque dans des pays où nous n’en soupçonnions pas l’existence, comme en Angleterre ? Tous les matins, nous prenons des nouvelles du Brexit (avec des députés des deux bords qui reçoivent des menaces de mort), de l’impeachment, de l’impasse électorale en Israël, de ce qui est constitutionnel ou pas pour le destin de la Catalogne, de la corruption au Brésil où ce thème a servi de prétexte au pire et atteint désormais réellement le pire, jusque pour la plus grande forêt du monde. Une éducation politique mondiale, en temps réel.
Ou plutôt cela pourrait et devrait l’être. Car il y faut encore quelques conditions, une surtout, qui n’est pas la moins importante. On voudrait d’abord ne pas être seulement spectateur (poly-spectateur) sans pouvoir agir ni peser ! Mais que sont devenues les tribunes et les mobilisations ? Elles pèsent encore et il ne faut pas y renoncer surtout dans un pays où les institutions, la presse notamment, ont encore un poids. Mais les écrans sont fragiles et laissent souvent le commentaire à l’idéologie qui ne travaille et ne discute pas.
Le besoin de «débat» est là cependant, on se souvient du «grand débat national» qui en était un symptôme pris cependant lui-même dans une crise (et une instrumentalisation) démocratique. Mais surtout, et c’est là le risque majeur, la condition fondamentale, il se peut que cette éducation politique mondiale n’ait pas lieu du tout, soit contrecarrée sur ces mêmes écrans par des réseaux et des éléments de langage qui replient cette ouverture critique sur un circuit fermé. Chacun dans sa bulle. Au moment même où un espace public mondial peut s’ouvrir, il risque de se refermer. C’est la question clé. Mais quelle réponse ?
Il nous semble qu’elle s’impose. Il faut à l’échelon local, à portée de déplacement et de parole, dans les lieux d’enseignement, de travail (les entreprises et les autres), les communes, que se créent des cadres et des temps de débat ouvert sur les enjeux démocratiques du moment, peut-être surtout les plus critiques d’entre eux avec cet élément intra-démocratique où se joue le maintien des principes sans lesquels plus rien n’est possible. Chacune et chacun peut les mettre en place là où elle ou il est, en mobilisant aussi peu que ce soit des discours, histoire, sociologie, langue, droit, qui éclairent ce qui arrive, qui permettent du recul sur une «actualité» transie de mots sur lesquels on doit discuter. Mille projets d’actualité critique, près de chez soi. Partageons-les, faisons réseau. Nous étions sceptiques autrefois sur la mode des «cafés philo» (il est vrai qu’à cette même demande répond aujourd’hui une proposition «méditative» qui est un signe de l’inquiétude ambiante). Mais on y débattait.
On y donnait la parole. Pourquoi ne pas le faire sur ces sujets vitaux du moment pris chaque matin dans ce suspense démocratique mondial que chacun suit à distance ? Rien ne se fera sans cet accès à l’information et surtout à la discussion, pas même la résistance écologique qui elle aussi, on le sait, connecte directement le local et le global. Il y faut le savoir, la discussion, la parole entre les humains. Transformons notre tournis en laboratoire avec aussi à manger et à boire. Répondons au mondial par le local jusque dans nos conversations. Parlons de tout ce qui nous obsède. Ce sera déjà y répondre.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.