Times Square, Ipanema, Istanbul, Tombouctou : loin de s’uniformiser, les villes de la mondialisation se démarquent les unes des autres pour des raisons politiques, touristiques, culturelles ou historiques. Autant de facettes pour ces hyper-lieux, selon le concept développé par le géographe Michel Lussault. Mercredi : le centre Pompidou.
«Tous y sont allés pour y voir le mystère et, paraît-il, ne l’ont point vu. Le mystère ne se voit pas, mes amis, il se sent», écrivait Albert Londres dans son reportage Terre d’ébène en 1929. Tombouctou la mystérieuse, la perle du désert, mais aussi Tombouctou la poussiéreuse, qui «n’offre au premier aspect qu’un amas de maisons en terre, mal construites» (René Caillié, Voyage d’un faux musulman à travers l’Afrique, 1885). Tombouctou, un mythe ou l’un des lieux de la mondialisation ? Et d’ailleurs, de quelle mondialisation parle-t-on ? De celle du village global surconnecté que nous connaissons aujourd’hui, ou d’autres, plus anciennes ? Il en est une, notamment, que peu évoquent, celle du tournant du deuxième millénaire. Une mondialisation sans smartphone, mais non sans réseaux sociaux ou commerciaux, et qui s’est étendue à travers trois continents. L’histoire et l’archéologie l’attestent : les navires traversaient l’océan Indien au moins dès le XIe siècle, transportant des porcelaines de Chine que l’on a retrouvées en Afrique orientale et jusque sur les bords du fleuve Niger ; de grandes caravanes reliaient l’Asie et l’Europe, sur la fameuse et séculaire route de la soie ; d’autres connectaient l’Afrique subsaharienne à la Méditerranée, à l’Europe et au Moyen-Orient. En ce temps, Tombouctou était sans nul doute un des hauts lieux de cette mondialisation…
Point de départ du commerce transsaharien
La ville a semble-t-il été fondée au XIIe siècle, peut-être autour du puits de Bouctou (Tin Bouctou en tamashaq, la langue touarègue, comme le dit une légende peu assurée), mais elle n’apparaît réellement dans les écrits arabes qu’au XIVe siècle. Elle a profité de deux avantages. Port sahélien, elle était un point de départ et d’aboutissement des routes du commerce transsaharien. Des produits venus du Maghreb et d’Europe (barres de cuivre, verre, perles, maroquinerie, tissus), du sel récolté dans les mines sahariennes, s’échangeaient contre de l’ivoire, des plumes d’autruche, de la kola ou de l’huile de palme, mais surtout des esclaves et de l’or. Car le Soudan fut un espace que l’on peut qualifier de premier producteur mondial de cette époque grâce aux abondants gisements aurifères des vallées des fleuves Sénégal et Niger, du Bambouk et du Bouré. Au Moyen Age, il a irrigué de son or l’ensemble du bassin méditerranéen, l’Europe, le monde musulman et jusqu’à la lointaine Asie.
Tombouctou a eu le deuxième avantage d’être une des villes importantes de l’Empire du Mali, qui fut l’Etat le plus vaste et le plus puissant de l’Afrique du XIIe au XVe siècle. Il contrôlait un territoire plus étendu que l’Europe, depuis la côte Atlantique (Sénégal et Gambie actuels) jusqu’au-delà d’Agadès (Niger actuel). Son fondateur, Soudjata Keita, dont le règne est attesté par les chroniqueurs arabes Ibn Khaldun et Ibn Battuta, unifia les royaumes de la région au milieu du XIIIe siècle et prit le titre de Mansa, le «roi des rois».
Lieu de culture et de science
L’Empire du Mali fut au faîte de sa puissance sous le règne de son descendant, Kankan Moussa. Contrôlant les villes du Sahel et les mines d’or, son rayonnement et sa richesse étaient tels qu’il était connu en Europe et jusqu’en Asie. En témoigne l’atlas catalan d’Abraham Cresques, publié en 1375, qui montre sur la carte de l’Afrique le Mansa (empereur) du Mali, paré des mêmes attributs royaux que les rois européens (couronne, sceptre, globe et trône d’or). A côté du trône royal est mentionnée la ville de Tombouctou, sous l’appellation Tembuch, associée par conséquent au prestige du souverain et de l’Empire.
Kankan Moussa fit le pèlerinage de La Mecque en 1325, accompagné d’une caravane de plusieurs milliers de chameaux chargés d’or. Il éblouit les Mecquois en distribuant si prolifiquement cet or du Soudan qu’il en fit chuter le cours dans la ville pendant plusieurs années ! Il revint avec de nombreux lettrés et érudits qu’il installa à Tombouctou, dotant par ailleurs la ville de nombreux monuments. On peut encore admirer de nos jours la mosquée de Djinguereber édifiée en banco (terre mêlée à de la paille) et en bois par un architecte d’origine andalouse, Abu Ishaq es-Saheli, qui peut abriter pour la prière plus de 10 000 fidèles.
Tombouctou devint ainsi un lieu de culture et de science au rayonnement international. Des livres y furent acheminés depuis d’autres lieux de savoir ou furent écrits sur place en très grand nombre, et commencèrent à constituer les fameux «manuscrits de Tombouctou». Des milliers d’étudiants, venus de partout, se formèrent à l’université de Sankoré, réputée non seulement pour ses formations religieuses (théologie, droit coranique) mais aussi scientifiques. Les mathématiques, la médecine y étaient enseignées, notamment la chirurgie des yeux, particulièrement renommée. Prestigieuse en Afrique et bien au-delà, Tombouctou fut bien à cette époque un haut lieu de la mondialisation. Cette réputation perdura malgré la décadence de la ville, liée à celle des échanges transsahariens qui commencèrent à décliner lorsque le commerce triangulaire de biens et d’esclaves attira les marchands vers les côtes atlantiques.
Splendeur passée
La ville mythique, ancrée dans les imaginaires, restait la cité de l’or et des lettrés, et son attirance lointaine faisait rêver. Au XIXe siècle, la Société de géographie de Paris offrit un prix de 10 000 francs or à celui qui non seulement atteindrait Tombouctou, mais surtout en reviendrait vivant ! Ce fut René Caillié, déguisé en pauvre pèlerin musulman, qui réussit ce pari. Il entra dans la ville interdite aux chrétiens le 20 avril 1828, et ne réussit à rentrer en France qu’en 1830, après avoir traversé le Sahara dans un voyage caravanier épuisant. Malgré la description qu’il publia d’une cité ensablée au milieu d’un territoire aride, Tombouctou continua à exalter les imaginations. Elle devint quelques décennies plus tard un des buts de la conquête coloniale, qui fut atteint en 1894 lorsque Joffre, alors seulement commandant, pris définitivement le contrôle de la ville. La colonisation en fit un chef-lieu de région, aux confins du Soudan français, sans intérêt commercial ni stratégique, dont la splendeur passée semblait bien lointaine aux voyageurs de passage : «Nous apercevons enfin, entre deux dunes, Tombouctou. Quelques casernes ocres à créneaux, des maisons carrées, de teinte mastic, sans une ombre, sans un relief. Tombouctou, qui fut jadis une cité de plus de 100 000 âmes, n’est plus qu’un désert de 5 000 habitants» (Paul Morand, De Paris à Tombouctou, 1928). Et pourtant…
Pourtant, de nombreuses personnes persistèrent à rejoindre Tombouctou, d’années en années, et revinrent fiers du tampon apposé sur leur passeport. Le mystère continuait à se faire sentir ! Pourtant, en 1988, la ville fut inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco pour ses mosquées, ses mausolées et ses manuscrits. Et en 2006, la «cité des 333 saints» devint «capitale de la culture islamique» pour l’Afrique. Pourtant, c’est à Tombouctou que le Festival au désert, dans les années 2000, a réuni des milliers de festivaliers venus écouter des groupes locaux, mais aussi originaires de tous les continents, dans une étonnante mondialisation de la culture.
Lorsque la ville fut occupée par Aqmi et les islamistes radicaux en 2012, et que ces derniers commencèrent à détruire les mausolées des saints, l’émotion fut considérable, et mondiale. Tombouctou, lieu des mondialisations dans l’histoire, reste bien, dans les cœurs et dans les têtes, un hyper-lieu de la planète.