« Virginie Despentes écrit ce texte dans un contexte global où la colère est devenue l’émotion contemporaine par excellence. Longtemps, la colère a été proscrite par la religion, le savoir-vivre, aujourd’hui elle est valorisée à outrance. Pour exister socialement, il faut savoir se mettre en colère. En politique, le coup de gueule est souvent perçu comme un atout. On voudrait nous faire croire qu’il n’y a pas d’autres moyens de se faire entendre, je ne le crois pas. La colère se définit comme une réaction immédiate à quelque chose qui nous indigne. On ne la contrôle pas. On est hors de soi. C’est donc un rapport à soi. Ce qui semble être le cas d’Adèle Haenel qui se lève pour réagir à une situation. Mais quand cette émotion devient une passion, un moyen de construire une relation avec autrui, elle devient problématique. Quand elle se dirige contre quelqu’un, on l’aime, on s’y attache, elle peut alors verser dans la haine, et il y a là un risque de nihilisme. Virginie Despentes exprime une colère haineuse, élaborée, destinée à blesser, à mettre en cause autrui. Il faut d’ailleurs souligner que tout ça se passe dans un monde particulier, celui du cinéma, de la littérature, du spectacle où il s’agit d’aimer voir se refléter ses propres émotions dans le regard des autres, lecteur comme spectateur. Le succès de sa tribune, au-delà du cercle féministe, tient à cette colère qui provoque à la fois forte adhésion et forte répulsion. Certains, rebutés par le texte de Despentes, ont pu y voir des choses qui n’y sont pas, comme l’antisémitisme. La colère sert aussi à se réjouir et à voir briller la même lueur colérique dans le regard des autres. C’est une émotion éminemment contagieuse, que l’on admire. C’est même souvent un précurseur de liberté, un acte libre repose souvent sur des affects et des émotions, ce n’est pas un acte purement rationnel.
«Despentes avec son talent d’écrivain signe un texte d’intervention, de circonstance. Elle l’a transformé jusqu’à l’obscène, notamment avec la métaphore du viol comme métaphore de l’exercice de la puissance des dominants, des riches qui incarnent le mal, la majorité présidentielle comme les financiers du cinéma. Cette métaphore du viol est ressentie et produit son effet. D’un point de vue argumentatif, je trouve que c’est un sophisme. Appliquer le viol à la domination financière ou à l’exercice politique est un rapprochement subjectif, ça reste à prouver. Le mot «viol» est terrible, si on l’utilise pour désigner une autre réalité qui ne comporte peut-être pas la même violence, ça flatte nos croyances plus que notre rationalité. C’est un procédé d’écrivain, le problème c’est que le texte se veut argumentatif. Elle utilise des règles de poétique dans un but politique. On est arrivé, je crois, au bout d’un cycle dans le vivre ensemble et les règles démocratiques qui nous gouvernent depuis les Lumières. Et le premier signe en est la remise en cause de la démocratie représentative, la tentation de la démocratie directe qui est le propre des théories populistes. On a l’impression par ailleurs de disposer de toutes les libertés, mais est-ce qu’on a encore le désir d’en user ? Adèle Haenel comme Virginie Despentes ont pris la liberté de dire non. Mais la liberté ne se résume pas à ça, c’est aussi la capacité à dire oui, ce n’est pas qu’un refus, ce qu’on appelle la liberté négative. C’est aussi positif, comment dans un acte on affirme son autonomie par rapport aux autres mais sans être coupé des autres. C’est donc toujours un rapport à autrui. Et cette liberté positive trouve peu de place dans ces manifestations.»
Recueilli par Anastasia Vécrin.