Journaliste et écrivaine turque, Ece Temelkuran collabore à plusieurs grands journaux anglo-saxons. Exilée aujourd’hui à Zagreb, l’auteure d’une douzaine de romans et d’essais expose dans son dernier ouvrage ce qu’elle considère comme «les schémas récurrents du populisme».S’appuyant sur l’expérience de l’AKP, parti de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002 en Turquie, et son évolution antidémocratique affirmée surtout depuis le putsch manqué de juillet 2016, elle réfute l’idée que le populisme soit lié à la nature ou à la religion de la Turquie. Dans Comment conduire un pays à sa perte (Stock), elle démonte les mécanismes précurseurs à l’œuvre au sein des mouvements populistes ces dernières années dans les pays occidentaux. La Turquie n’est pas une exception.
νL’objectif de votre livre est d’alerter l’opinion européenne sur la montée des populismes à partir de l’exemple turc ?
C’est comme si on revoyait toujours le même film mais, cette fois, il concerne la politique américaine et européenne ! Je revois les hésitations et la confusion que nous avons vécues en Turquie durant les dix premières années du pouvoir de l’AKP. Nous, intellectuels, sommes passés par toutes les affres. Nous nous disions que nous n’avions pas compris le peuple. En fait, nous ne sommes pas égaux face aux populistes de droite et leurs spin doctors.
Aujourd’hui, je ne veux pas que les autres peuples vivent la même chose. Je crois que nous tous, peuples turc, européen ou américain, devons organiser une réponse globale face au populisme de droite. Pour ce faire, je voudrais mobiliser sentiments et similitudes communs entre les différentes expériences. Si nous parvenons à décrypter la même logique qui guide ce populisme de droite, alors nous pourrons peut-être parvenir à stopper cette machine. Pour le moment, chaque pays vit sa propre folie en pensant que son cas est unique. Jusque-là, chacun pensait que ce qui se passait ailleurs n’arrivait qu’aux autres. Tout comme nous, Turcs, pensions que cette situation ne pouvait exister que dans les pays arabes.
νRetrouvez-vous les mêmes ressorts dans les actuels mouvements populistes en Europe qu’en Turquie ?
Je crois que dans chaque pays, le populisme a ses ressorts particuliers, mais il faut briser l’arrogance de certains milieux occidentaux qui ne cessent de répéter, en guise d’explication, que «la Turquie est un pays musulman, donc…». Quand la Turquie est tombée sous la coupe des populistes, nous étions seuls face à ce type de situation, alors qu’en Europe le phénomène prend aujourd’hui dans plusieurs pays. Pendant une dizaine d’années, après l’accession au pouvoir de l’AKP, les médias occidentaux ont encensé la Turquie pour ses avancées, notamment économiques. Puis soudain, après le soulèvement démocratique de Gezi en 2013, la caméra a changé de champ, Erdogan n’était plus applaudi. A partir de 2015, les Européens se sont mis à considérer la Turquie comme le pays du n’importe quoi. En fait, les Occidentaux n’ont pas compris ce qui se passait en Turquie pendant dix ans, puis quand ils ont commencé à réaliser, ils ont mal compris. Ils pensent que tout est lié à la personnalité d’Erdogan et qu’il est le seul responsable de l’évolution populiste de la Turquie. Il suffirait qu’il disparaisse pour que les choses changent. Or le populisme de droite instauré par Erdogan est un système politique et moral dans son ensemble.
νVous décrivez dans votre livre les étapes de mise en place d’un régime populiste en Turquie, mécanisme qui pourrait opérer ailleurs ?
A partir de l’exemple d’Erdogan en Turquie, on peut retrouver les mêmes étapes ou presque dans plusieurs modèles populistes. Cela passe par sept étapes : 1) créer un mouvement ; 2) détraquer la raison et affoler le langage ; 3) dissiper la honte dans un monde marqué par la postvérité ; 4) démanteler les dispositifs judiciaires et politiques ; 5) façonner ses propres citoyens, pour rejeter ceux qui ne vous conviennent pas ; 6) les laisser rire devant l’horreur, en ridiculisant les résistances ; 7) reconstruire son propre pays. Ces étapes peuvent s’appliquer à plusieurs pays, pas tous, mais la plupart. Alertés à temps sur ces mécanismes, les pays concernés peuvent échanger sur leur propre expérience. C’est important pour les peuples, indien, turc ou russe, sous l’emprise des populismes de droite de sentir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation.
νLes partisans ou électeurs des leaders populistes se présentent comme «le vrai peuple», dites-vous. Les autres seraient «le faux peuple» ?
Dès lors qu’on entre dans une logique binaire, on perd. Si l’on veut prouver que nous sommes «vrais» ou qu’eux ne le sont pas, on sert leur logique de rejet des élites. Cette polarisation est le point de départ du populisme et de ses effets dévastateurs dans les domaines politique et moral. C’est pour cela que je veux que les gens prennent conscience de comment la partie se joue, pour ne pas tomber dans le piège tendu. Il ne faut pas nier dans le même temps la souffrance réelle qui existe du fait de l’injustice sociale, de la dignité humaine bafouée, des effets de la crise climatique. Les gens qui souffrent traduisent leurs sentiments en se jetant dans les bras du populisme de droite. Quand le monde est secoué, comme lors de la première révolution industrielle et comme il l’est aujourd’hui, la peur ressentie est alors très bien exploitée par le populisme de droite ou les tendances fascisantes. La politique de la peur doit être analysée, elle est liée aussi à une crise morale et à quelque chose qui perturbe le cours de l’humanité. Il faut le reconnaître aussi.
νVous parlez toujours du populisme comme «de droite». L’est-il nécessairement ?
Il est certain que je prends parti politiquement. Parce que j’ai remarqué que beaucoup préfèrent insister sur le populisme de gauche, en parlant seulement du Venezuela de Chávez et de Maduro. Mais il faut être clair, les démocraties libérales dans le monde sont sous la menace d’un populisme de droite. Je suis persuadée qu’il est le résultat du néolibéralisme outrancier qui a cours depuis trente ou quarante ans. Dans les cercles intellectuels, il y a une tendance à vouloir traiter le populisme sans le lier au néolibéralisme. Comme s’il s’agissait d’une catastrophe venue d’ailleurs pour frapper le monde. Or ce n’est pas vrai ! Quelque part on a produit Trump. C’est un système qui a donné naissance à Poutine. Par ailleurs, ces populismes servent les objectifs de droite, puisque ce sont des valeurs conservatrices qu’ils mettent en avant.
νErdogan et Trump apparaissent dans votre livre comme les superstars populistes actuelles. Voyez-vous une inspiration commune ?
Quand Trump a été élu, et que mes amis américains ont été dévastés, je me moquais d’eux en leur disant : «Vous avez de la chance en réalité. Vous avez un clown, quelqu’un qui ne connaît rien à la politique. Nous, nous avons un animal politique puissant». Erdogan est un génie politique, quoi qu’on pense de lui. Ce qui n’est pas le cas de Trump, qui est maladroit et ne sait pas comment les choses fonctionnent. Au fond, pour tous les leaders populistes, Trump, Erdogan, Poutine ou Orbán, l’épicentre de leur pensée est une vénération du pouvoir et une obéissance totale à leur personne. Ils imposent de fait une nouvelle forme de totalitarisme. Mais quand on les regarde de près, on retrouve les graines du néolibéralisme, l’individualisme… Ils promettent tous une sorte de grandeur à leur peuple, et on se demande si les peuples ne cherchent en fait à renoncer à leur individualisme pour se fondre dans le collectif. Avant, ils se sentaient tout petits et insignifiants, là, ils veulent faire partie d’un projet de grandeur.
νPensez-vous possible d’élaborer une réponse collective des intellectuels face aux populismes ?
En Turquie, cela nous a fait du bien de voir que les Européens devenaient fous à leur tour. Parce qu’on croyait que c’était nous qui n’arrivions pas à réagir face à notre situation. On avait perdu toute confiance en nous. Puis, quand les Américains sont tombés dedans avec Trump, que le Brexit a gagné, on s’est dit que le problème ne venait pas de nous, intellectuels de gauche turcs. Il va falloir à un moment donné que nous parlions à ces «vrais gens» en trouvant le langage pour le faire. Si vous allez dans votre boulangerie et entendez quelqu’un dire que Marine Le Pen est la meilleure, vous n’allez pas vous mettre à lui faire un exposé sur le populisme et repartir en haussant les épaules. Je crois que nous pouvons trouver des réponses collectivement.