En chantant « La femme est l’avenir de l’homme », le poète français Jean Ferrat pensait-il à ses confrères du Sud, les « rêveurs » des Tropiques du Capricorne et du Cancer ? Possible. Il y a en tout cas lieu de se poser la question lorsqu’on observe la fortune réservée, dans leurs pays respectifs, aux créateurs africains des œuvres de l’esprit. Généralement, ils végètent dans l’anonymat et meurent dans le plus grand dénuement, ne pouvant vivre de leurs œuvres que presque personne ne consomme. À moins d’aller évoluer sous d’autres cieux, ou d’attendre des années après leur disparition pour trouver enfin un public bienveillant.
Je suis certain que très peu de Congolais savent qui est Albert Kompany wa Kompany. Il s’agit pourtant d’un grand écrivain natif de Tshofa, dans la désormais future province du Lomami. Fonctionnaire, il serait déjà mort s’il n’avait pas été évacué en Belgique, dans des conditions très difficiles. Il vit aujourd’hui à Liège, ayant pratiquement perdu l’usage de son ouïe et de sa vue. Lorsqu’il était ici, il a eu à commettre essentiellement deux œuvres, deux fictions romanesques qui n’ont malheureusement pas eu l’audience à l’aune de leurs qualités : Les Tortures d’Eyenga et L’Ogre-Empereur. Comme dit la sagesse populaire, « nul n’est prophète chez soi ». C’est en Communauté française de Belgique que Kompany wa Kompany a finalement trouvé de la reconnaissance pour son talent d’écrivain. Et son œuvre figure désormais dans la célèbre collection « Périples » des éditions Labor.
Avec Les Tortures d’Eyenga, paru dans les années 1980 et pour lequel l’auteur avait été reçu à Télé Zaïre par un certain… Tshitenge Lubabu M.K., le lecteur se retrouve totalement dans le discours féministe prôné par Jean Ferrat : « La femme est l’avenir de l’homme » ! Énième compagne d’un polygame récidiviste, la jeune Eyenga va braver tous les obstacles et tous les tabous dans une société machiste et traditionnaliste jusqu’à instituer un ménage à deux moderne qui va révolutionner le quotidien de son entourage.
L’Ogre-Empereur, par contre, décrit merveilleusement bien le Kinshasa que nous vivons aujourd’hui, avec ses bruits, ses odeurs, ses truculences, ses excès et ses excentricités. Kinshasa livré à une bande de sorciers enragés et de rastaquouères impénitents qui ne rêvent que d’amasser le plus d’argent, de concentrer par devers eux le plus de pouvoirs possible, en ne reculant devant aucun forfait, en ne renonçant à aucun méfait pour parvenir à leurs fins sordides.
C’est l’histoire de Tamfumu, grand sorcier qui aspire à se faire sacrer empereur. Il doit pour se faire amasser le plus de cadavres possible afin de satisfaire la gloutonnerie de ses compères, cannibales comme lui, qui devront l’adouber. S’ensuivent une cascade de décès, de morts suspectes, des hommes et des femmes, jeunes et vieux, à qui Tamfumu et ses complices tendent de pièges qui se soldent par des accidents sur les routes défoncées de la capitale. Interdiction aux services urbains d’entretenir quelque tronçon de voirie que ce soit. Les pompes funèbres ne désemplissent pas ; les cercueils et autres objets funéraires se vendent comme de petits pains. Etc.
La fable que Kompany wa Kompany nous propose dans cette fiction ubuesque (qui date de 1995), préfigure le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui à Kinshasa. Les terrains vagues, les terrains de jeux, les cours de bien de maisons communales, les salles de classes, les camps militaires, on ne compte plus d’endroits qui ne soient susceptibles d’être transformés en lieux de deuil (matanga). Autrefois, on pleurait les morts dans les concessions ou parcelles familiales ; ce n’est plus possible de nos jours. En tout cas pas à Kinshasa. Le corps de défunts est gardé à la morgue une bonne partie de la semaine ; le temps d’attendre l’arrivée de membres de la famille éprouvée se trouvant à l’intérieur ou hors du pays. C’est le week-end qu’on retire la dépouille mortelle, généralement le vendredi pour effectuer l’inhumation le samedi ou le dimanche. D’où ces embouteillages monstres auxquels on assiste en fin de semaine à Kinshasa.
Dans certains lieux où sont organisés les matanga, on peut compter jusqu’à une dizaine de deuils au même endroit. C’est le cas de l’ancien dépôt de City-train, près du Pont de Matete. La facture par jour pour chaque deuil organisé varie de 350 à 500 dollars, voire davantage dans certains sites VIP comme au Quartier Beau-Vent, à Lingwala. À cette cagnotte, il faut ajouter la location du corbillard et autres véhicules pour accompagner le mort de la morgue au lieu de matanga, ensuite du lieu de deuil jusqu’au cimetière ; la location de chaises et de la sonothèque. Et ce n’est pas tout : les frais d’inhumation, l’achat d’un carré ad hoc, les rafraichissements de consolation, etc.
L’industrie de la mort fonctionne bien, et à grand régime ! La perte d’un être cher cause beaucoup de douleur ; mais lorsqu’elle intervient dans un lieu comme Kinshasa, elle constitue une épreuve épuisante sur le plan physique, et ruineuse sur le plan financier. Ce faisant, on participe volens nolens à l’épanouissement d’un business qui prend de l’ampleur. Au point que de plus en plus de propriétaires d’immeubles opportunistes seraient tentés, semble-t-il, de se convertir en managers de matanga. Et si c’était eux, finalement, les Tamfumu que brocarde l’écrivain Kompany wa Kompany dans son roman ?