Un certain 24 novembre…

De toutes les journées commémoratives décrétées par le régime de Mobutu, le 24 novembre c’était la date phare, la date historique compte tenu de l’importance de l’événement, à savoir l’avènement au pouvoir de l’homme que la télévision nationale présentait comme descendu du ciel, providentiel, et qui n’hésitait pas lui-même à se proclamer comme le sauveur de son pays, celui qui avait mis fin au chaos d’antan (la tristement célèbre congolisation) et inauguré une ère nouvelle de paix, de justice et de travail, le « nouveau régime » pour tout dire.

Mobutu mérite-t-il vraiment cette relégation dans les oubliettes de l’histoire ? Quand on sait que nombreux sont ses proches collaborateurs qui ont réussi à rallier sans trop de peine le pouvoir de ses tombeurs ?

Ce mardi 24 novembre 2015 n’était rien d’autre qu’une journée ravalée à la banalité du calendrier de monsieur-tout-le-monde ; rien mais alors rien ne pouvait laisser deviner que quelque quinze ans plus tôt, en cette journée, le pays tout entier s’arrêtait de vivre pour chanter et danser en l’honneur de son dirigeant et du pouvoir qu’il s’était taillé à sa mesure. Comme s’ils s’étaient passé la consigne, les médias nationaux ont observé le black-out total sur cet anniversaire ; aucune manifestation publique non plus en souvenir de celui qui a tout de même tenu les rênes du pays pendant plus de trois décennies. Et qui serait devenu au mieux un fantôme à oublier, au pire un pestiféré car bouc-émissaire de toutes nos forfaitures.

Sic transit gloria mundi, ainsi s’évanouissent la gloire et les choses de ce monde… La question vaut cependant la peine qu’on se la pose : Mobutu mérite-t-il vraiment cette relégation dans les oubliettes de l’histoire ? Quand on sait que nombreux sont ses proches collaborateurs qui ont réussi à rallier sans trop de peine le pouvoir de ses tombeurs ? Faut-il plutôt considérer sa désaffection comme un désamour temporaire, un passage au purgatoire plutôt qu’un séjour aux enfers ?

Quoi qu’il en soit, pourquoi cet attrait pour une culture qui s’embarrasse du nécessaire devoir d’inventaire, au profit d’un exercice consistant à rééditer les mêmes erreurs, à refaire les mêmes mauvais parcours comme ceux qui nous ont précédés ?

J’étais adolescent. J’avais 12 ans lorsque cet homme, Mobutu, est venu au pouvoir, l’a pris et l’a confisqué pendant plus de trois décennies. J’ai donc grandi, mûri sous sa dictature. Trente-trois années, ça ne s’oublie pas facilement. Du moins je le pensais, je le croyais. Voilà pourquoi, ce 24 novembre 2015, j’ai tenu à marquer un temps d’arrêt dans mon traintrain quotidien. Question de faire le point, de me poser des questions. À titre individuel mais également et surtout sur le plan national. Des questions sur notre passé récent face à des comportements au relent de l’amnésie collective. Des questions sur ce présent qui nous échappe, glisse terriblement entre nos doigts et laisse entrevoir des lendemains inquiets, inquiétants pour une RDC plus que jamais à la croisée des chemins, dans l’entremêlement des ambitions sordides et des calculs dangereux des uns et des autres, des espoirs inoxydables, de folles attentes  et de belles illusions d’un grand nombre de nos compatriotes. Je suis de ceux qui pensent que l’ombre du maréchal n’a pas cessé de planer au-dessus du ciel congolais, que Mobutu constitue toujours une clé de lecture importante de l’imbroglio national. Si l’on veut en sortir. D’où mon désarroi devant le black-out total observé autour de l’anniversaire de son avènement. Un black-out hypocrite…

Je voudrais préciser tout de suite que je ne suis pas, je n’ai jamais été un inconditionnel de l’homme de Gbadolite; et ce n’est pas maintenant que je verserai des larmes sur une personne qui a fait énormément de tort à son pays – qu’il aurait pu faire accéder à la modernité, vu ses immenses potentialités – et à ses concitoyens qu’il aurait dû arracher aux griffes de la pauvreté et de la mendicité. Il faut néanmoins reconnaître à ce César-là ce qui lui revient comme mérites. En effet, s’il est resté aussi longtemps à la tête de la RDC ce n’est certes pas uniquement parce qu’il savait manier la férule et enfariner ses adversaires. Je suis convaincu que si nous avons su et pu résister jusqu’ici à toutes les tentatives de balkanisation et d’implosion, c’est en grande partie grâce à l’infrastructure nationale qu’il est parvenu à monter. Car, aussi paradoxalement que cela peut paraître, s’il a émasculé l’État congolais, Mobutu a concomitamment a su instaurer les soubassements de la conscience nationale. À l’instar de tout bon autocrate, l’État c’était lui et lui tout seul, mais tel un maestro ou un coryphée, il avait besoin d’un grand orchestre, d’une grosse caisse pour faire résonner ses folies de grandeur et ses fantasmes.

L’héritage mobutien paraît sans doute mince ou insignifiant aujourd’hui à ceux qui, changeant constamment de vestes, doivent donner des gages et justifier leurs nouvelles alliances. D’où le bandeau sur l’homme du 24 novembre 1965. Un peu à la manière de la corde qu’on n’évoque point dans la maison d’un pendu.