Mon médecin est tout, sauf un farceur. Pourtant, le diagnostic qu’il m’a fait avant-hier, au terme d’un check-up maintes fois reporté, m’a estomaqué. Non, tranquillisez-vous, chers lecteurs, je n’ai aucune inquiétude à me faire à propos de mon estomac. Je suis ce qu’on appelle un bon vivant. Et, franchement, tout irait merveilleusement bien dans ma vie si les personnes que je suis appelé à côtoyer journellement faisaient un tantinet d’effort pour ne pas me pourrir l’existence. Or, on dirait que c’est tout ce qui semble les intéresser : me pourrir l’existence ! Le toubib m’a donc conseillé de mettre beaucoup d’eau dans mon vin, si je tenais à me faire de vieux os. Voici plutôt ce qu’il m’a dit exactement :
« Charly (c’est bibi), si tu veux choper un AVC, continue, comme tu le fais, à te scandaliser à tout bout de champ ; à t’emporter sans cesse contre des vétilles et autres misères dont sont friands tes voisins, tes connaissances et tes confrères. Essaie de voir la vie en rose ; je sais que de nos jours cela devient un exploit, un exercice coriace, surréaliste ; mais si tu veux absolument passer l’arme à gauche avant tout le monde, persiste dans cette voie périlleuse. Ce n’est pas de la dépression que tu souffres, mon ami, mais de la morosité ! Sors de ta coquille, arrête ces manies de vieux garçon que tu t’infliges pour rien ! Vis, sors tes dents et mords dans la vie ! »
Vous avez compris pourquoi je suis atterré ? Mon toubib a troqué sa blouse blanche contre le pardessus de Colombo. En effet, pour connaître tout ce qu’il a collecté sur moi, il a dû fouiller dans ma poubelle, jouer au détective ou en requérir les services. Seulement, si les faits peuvent être plus ou moins fondés, le verdict me paraît discutable, en tout cas spécieux. Quelque langue de vipère, c’est certain, a dû lui révéler mes déboires conjugaux. Mais c’est une vieille histoire ça ! Que toutes celles et tous ceux qui riaient naguère à chaudes gorges de ma mise à l’écart du foyer conjugal (la diaspora congolaise a trouvé une formule pour désigner la mesure : ’être placé à 500 mètres’) disent aujourd’hui lequel de moi ou de mon ex a mieux résisté aux affres de la séparation…
Non, cher toubib, je ne suis ni un ermite ni un chat qui craindrait l’eau froide ! Et le fait d’héberger ma vieille tante dans mon appartement n’a point transformé celui-ci en une coquille ! Vous auriez tapé dans le mille si vous aviez conseillé à l’avocat que je suis de changer de profession. Seulement, à mon âge, moi qui ai blanchi sous le harnois, ce ne doit pas être facile. Pourquoi ne comprenez-vous pas que mon calvaire vient principalement de ma profession, de ce que j’y vois et y vis ?
La culture de la facilité, l’ivresse de la médiocrité, la dictature du moindre effort, et surtout l’idolâtrie du lucre, voilà ce qui gangrène mon environnement ! Evidemment qu’ils me taxent de naïf, mes confrères, eux qui ont depuis belle lurette renoncé à l’usage critique de leur cerveau et qui n’ont que cette phrase dans la bouche : combien ça va rapporter ? Plus une valeur n’a de valeur à l’autel de leurs basses ambitions : la vérité, la justice, la probité, le patriotisme, que des paroles ! Comment voulez-vous que je ne puisse déprimer dans le commerce avec de telles gens ?
Et lorsque je me retrouve chez moi, pas question de me hasarder sur les choux que nous servent nuit et jour, à profusion, les télé-fantaisies ! Mon toubib aurait souhaité sans doute que, dans le but de me préserver, je consomme sans modération les navets et me fasse violence pour m’encanailler… Mais c’est peine perdue car, où que j’aille, quoi que mes yeux regardent et mes oreilles entendent, je reçois forcément ma part de l’encanaillement national organisé ! Ceux qui n’arrivent pas à suivre, se perdent en lamentations quand ils ne s’épuisent en prières interminables vers des dieux sourds et absents, tandis que les plus effrontés d’entre tous répandent à tue-tête les dernières trouvailles pour parachever l’entreprise d’abêtissement collectif.
Demain, je vais me trouver un nouveau toubib. Ou peut-être un tradipraticien.