Un manque à gagner pour le fisc

Kinshasa donne l’image d’un grand super marché à ciel ouvert. Le Kinois n’achète et ne consomme de plus en plus que dans la rue. Ce phénomène qui tire sa source de la pauvreté générale de la population, est un casse-tête pour l’administration fiscale. 

Un restaurant de fortune improvisé le long de la voie publique.
Un restaurant de fortune improvisé le long de la voie publique.

Allées clairsemées, étals vides ou à moitié pleins. Le Marché central de Kinshasa est de plus en plus déserté. Les vendeurs ont envahi les rues environnantes pour accrocher les clients. Dès l’entame de la journée, les avenues Rwakadingi, Kato, Bokassa, Plateau, Marché, Commerce sont encombrées par des vendeurs à la criée et des étals à même le sol, obstruant ainsi la voie, obligeant automobiles et passants à se frayer n’importe comment le passage sous l’œil indifférent des agents de la circulation routière. Les tenanciers des boutiques et magasins, eux aussi, ont transformé les devantures de leurs établissements en étalages.

La capitale, du moins le centre-ville, donne l’image d’un grand super marché à ciel ouvert. De jour comme de nuit, tout se passe, se négocie, se fait, se vend et s’achète dans la rue. Tous les produits d’import – véhicules, machines et équipements ménagers, textiles, gadgets – ainsi que les produits vivriers sont offerts sur le trottoir, sans que cela ne gêne personne.

Le laxisme de l’administration

Toute l’activité économique s’y exerce et s’y déploie désormais aux dépens des marchés et même des boutiques qui paient taxes et impôts à l’État. «Le commerce de trottoir, un genre nouveau à Kinshasa est entretenu par les agents de l’administration du marché pour contourner la traçabilité de la taxe publique. Les vendeurs assis aux abords des rues payent une taxe qui n’est pas comptabilisée dans les livres de caisse de l’administration du marché», explique un vendeur sur l’avenue du Commerce. La multitude des taxes pousse les vendeurs à déserter les marchés publics pour le trottoir. «Si on ne nous chasse pas des rues, c’est parce qu’il existe une perception parallèle des taxes par tous ces services. Et cela nourrit son homme», fait remarquer Léon Mbuta Kenge, vendeur d’articles de sport.

Les tracasseries ont favorisé le commerce ambulant de trottoir qui échappe non seulement au contrôle fiscal de l’administration de l’Hôtel de ville de Kinshasa, mais aussi à celui des agents véreux. Ce commerce ambulant a ses niches : les lieux publics constamment pris d’assaut par des vendeurs au battage commercial très agressif. Difficile de résister à la tentation d’acheter tant le matraquage est à la limite du viol psychologique. On achète même quand on n’en a pas envie. Rien à faire, Kinshasa est transformé en un grand centre de négoce. Le phénomène du commerce ambulant de trottoir, reflet de l’émergence de l’économie souterraine qui absorbe l’activité économique à hauteur de 80% et qui échappe donc au contrôle fiscal de l’État, tire sa source de la pauvreté générale de la population dès la fin des années 1970.

Pour la survie des familles

Déjà, à cette époque, le commerce de trottoir a pris de l’ampleur et a fait des adeptes, surtout dans les milieux défavorisés. Ce sont les «chailleurs», les «coopérants», les «Italiens» ou autres «Romains» qui, à défaut de se fixer au coin des rues, furètent bureaux, cabarets, restaurants et même les résidences pour vendre ou proposer des services. Dans les alentours des hôtels, services publics, de tout lieu supposé être fréquenté par ceux qui ont le cash, se dressent des gargotes, des débits de boisson appelés «nganda», des salons de coiffure, des cabines téléphoniques publiques… Des marchands ambulants y tournoient comme des abeilles en quête du pollen que secrètent les fleurs. Autour de l’hôtel Memling, par exemple, en plein centre-ville, s’entremêlent vendeurs de pains, de boissons sucrées, de cartes prépayées de téléphone, cireurs de chaussures, antiquaires, coiffeurs, changeurs de monnaie, filles de joie, voire des dames qui tiennent des gargotes où l’on sert des mets locaux.

Pire encore, devant le siège de la société Orgaman sur l’avenue Lukusa, à la Gombe, des familles entières squattent, vendent de tout jusqu’au charme. En un mot, un village érigé en plein quartier résidentiel de la Gombe. Les contraintes de la vie ont donc jeté dans la rue toute cette masse ds jeunes kinois désœuvrés et de ménagères en quête de survie. Tout le «résidu» d’enfants que l’école a rejeté faute de payer les frais scolaires vient grossir les rangs de cette armée de vendeurs ambulants. À Kinshasa, cela s’appelle «article 15», «Effo perso» – pour effort personnel -, «Chaille», «Kobeta libanga ou caillou» –  pour travailler… En un mot, la débrouille ou le système D.

Ce sont en général des jeunes gens, filles et garçons, de 15 à 30 ans en moyenne, habitant des quartiers populeux comme Masina, Kimbanseke, Ngaba, Kisenso, Selembao, Matete, Bumbu… qui se lèvent chaque matin, gagnent le centre-ville par le train ou les taxi-bus, s’approvisionnent et arpentent la ville pour vendre divers produits locaux et importés. Les petits vendeurs de cacahuètes, biscuits, œufs, cigarettes se donnent le devoir de suivre à la radio les communiqués nécrologiques pour se rendre aux lieux mortuaires afin de se faire une aubaine.

Mystère sur les fournisseurs de produits

Savoir où ces jeunes gens s’approvisionnent reste un mystère. «Nous nous approvisionnons ici même au centre-ville auprès des grossistes ou bien nous traversons à Brazzaville. Souvent nous ne gagnons presque rien parce que nous vendons parfois au prix du magasin», confie Thomas Boketshu Ilonga, vendeur de tout sur l’avenue Lukusa. «Pas facile, la débrouille», fait remarquer son ami, Hilaire Tamba Lokondo. Marcher sous la canicule, affronter les policiers, passer parfois la nuit à la belle étoile, crier à longueur de journées, la «Chaille» ou le commerce de trottoir a tout d’un parcours du combattant. Tous entonnent comme un hymne le slogan du chanteur JB Mpiana Tshituka, «Chemin de fer, c’est-à-dire l’homme doit se battre pour réussir». «Souvent ce qu’on gagne dans la journée ne sert qu’à faire bouillir la marmite ou à noyer nos soucis dans un verre de bière, le soir», déclare Simon Ntela Makiadi, vendeur de cacahuètes. Qui dit n’avoir aucun projet de vie, si ce n’est de vivre au jour le jour.

Résignation ou désespoir

Comme lui, beaucoup de jeunes Kinois sont résignés. Ils ont seulement l’espoir qu’un jour, eux aussi, pourront réussir dans la vie. Le commerce de trottoir a ses particularités. Les pratiques sont désormais identifiées à des tribus ou aux habitants d’une commune. Par exemple, dans la vente des costumes ou chemises venant de la friperie, ce sont généralement les Mongo de l’Équateur. On les retrouve également dans la vente de poisson fumé ou de viande boucanée. La vente de pains à la criée est l’affaire des Yaka, du Bandundu. Le commerce des fruits et d’autres produits vivriers est assuré par des filles et des mères provenant des quartiers périphériques de Kinshasa.

Pour acheter un véhicule d’occasion, il faut aller voir du côté de Ndjili… Avec le commerce de trottoir, le Kinois n’achète et ne consomme que dans la rue. Ce qui rajoute à l’insalubrité dans la ville à cause des emballages qui jonchent les artères et les caniveaux. Les achats du Kinois moyen sont improvisés parce que soumis quotidiennement au matraquage commercial des vendeurs ambulants.