APRÈS avoir pris le contrôle des universités, les militants de la gauche identitaire parviennent désormais à s’immiscer dans la stratégie des entreprises. L’américain Gillette vient de lancer une campagne de publicité dont le succès pourrait bien se retourner contre lui. Vue 24 millions de fois en une semaine, la vidéo a déclenché de vives controverses Outre-Atlantique où de nombreuses voix accusent le groupe Procter & Gamble (dont Gillette est une filiale) de souscrire au discours culpabilisant des féministes les plus radicaux.
Les amateurs de rasoirs seront certainement déçus. Le clip en question n’en contient pas un seul mais déploie plutôt, avec un certain talent scénaristique, une série de comportements (harcèlement sexuel ou scolaire, attitudes tendancieuses ou paternalistes) censés faire le portrait d’une masculinité toxique qui serait dominante aujourd’hui et qu’il faudrait abandonner afin d’embrasser une identité libérée des stéréotypes patriarcaux.
Afin de justifier son changement d’image, la marque explique sur son site: « Ouvrez la télévision aujourd’hui et il est facile de voir que les hommes ne montrent pas leur meilleur visage. Beaucoup se trouvent coincés entre le passé et une nouvelle ère de la masculinité. » Il n’est pas certain que le public ait très bien perçu la manière dont on essaie de le décrire dans cette publicité. Signe de cette désaffection, la vidéo comptabilise à l’heure où j’écris ces lignes 1,2 M de réactions négatives sur youtube, contre seulement 680 000 réactions positives.
Get woke, go broke
Si l’importance du groupe à l’international explique le retentissement qu’a cette affaire jusqu’en Europe, le marketing identitaire en lui-même n’est pas un phénomène nouveau. Dans un état d’esprit assez similaire à celui des partis de gauche qui se sont imaginé capter un nouvel électorat des minorités, des femmes et des jeunes en répondant aux revendications identitaires, certaines entreprises cherchent maintenant à séduire par des moyens similaires des consommateurs jeunes, urbains, et fortement connectés que préoccupent ces thématiques. En adoptant une image inclusive, ces woke brands (qu’on peut traduire par « marques éveillées » ou « socialement conscientes ») espèrent capter un marché qu’elles estiment porteur.
L’émergence de ces woke brands a été en partie une réaction aux stratégies des activistes identitaires afin d’influencer les entreprises. Après avoir tâché de menacer ces dernières de sanctions, cette galaxie de groupes militants veut désormais les convaincre que l’idéologie identitaire peut leur être profitable. La menace de boycott a effectivement ce désavantage de révéler immédiatement ses effets – ou son absence d’effets.
Le cours en Bourse de la chaîne de restaurants Chick-Fil-A, dont le fondateur est opposé au mariage homosexuel, avait ainsi fortement augmenté après une tentative de boycott, illustrant l’échec du mouvement. Plutôt que de réclamer de leurs militants de se priver d’un produit qu’ils consomment, certains stratèges préfèrent désormais séduire les entreprises en leur promettant des gains plus importants dans le futur. Ces promesses ne les engagent aucunement puisqu’indépendamment du succès ou de l’échec commercial d’une opération de communication, le discours militant qu’elle contient est déjà diffusé lorsque l’entreprise est enfin en mesure d’évaluer ses pertes ou profits.
Par ce jeu de dupes, les activistes identitaires ont ainsi réussi à capter les importants budgets de communication des groupes privés dans le but de relayer leur rhétorique. L’opération est donc certainement un succès de leur point de vue, mais il n’en est pas de même pour leurs partenaires privés. Céder aux moindres caprices des militants de la justice sociale n’a pas d’intérêt économique avéré, et ouvre surtout la porte à de constantes revendications.
L’importance de ces types d’organisations dépend en effet de l’étendue des souffrances auxquelles elles sont censées mettre un terme, il est donc dans leur nature d’en exagérer continuellement l’ampleur, et de les trouver même là où elles n’existent pas, sous peine de voir diminuer leur exposition médiatique et l’intérêt pour leur mission. Inversement, le responsable supposé de la souffrance dont elles se font le relais doit être dénoncé dans les plus petits détails de son comportement comme coupable des violences dont on l’accuse.