Les événements récents de la campagne pour les élections de mi-mandat aux Etats-Unis ont rendu à nouveau visible l’alt-right. Les visages de Cesar Sayoc, suspecté d’avoir envoyé des colis piégés à diverses personnalités proches des démocrates, et de Robert Bowers, qui a avoué être l’auteur de l’attentat antisémite contre la synagogue de Pittsburgh, ont tristement incarné sur les écrans de télévision la haine et la violence dans son expression la plus absurde. Comme souvent, des experts télévisuels des Etats-Unis ont mis l’accent sur la rhétorique brutale du président Trump, la dégradation des règles du jeu politique, le laxisme américain en matière de régulation des armes à feu et la puissance délétère des réseaux sociaux. Une explication décisive apparaît trop rarement : la militarisation de la société américaine. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pays est en guerre permanente. Depuis le 11 septembre 2001, ses interventions militaires ont atteint un niveau proche de la saturation pour l’ensemble des forces armées composées de l’armée régulière et de la garde nationale. Les élections de mi-mandat, comme celles qui ont conduit à l’élection de Trump, ont lieu dans un pays en guerre. C’est une banalité qui doit être rappelée.
L’invisibilité des combats et des morts, voulue par l’institution militaire elle-même pour ne pas effrayer l’opinion publique, a conduit à effacer la guerre du paysage. Or, les combattants toujours en activité comme les anciens jouent un rôle décisif dans le débat public contemporain. Dans un ouvrage récemment publié chez Harvard University Press, Bring the War Home (2018), l’historienne Kathleen Belew rappelle à quel point la guerre du Vietnam a façonné l’ultradroite depuis les années 70. De l’hostilité envers l’Etat fédéral à la haine de l’autre, en passant par le savoir-faire nécessaire à la confection des bombes, ces militants avaient tout appris de leur expérience du feu. Les guerres successives n’ont fait qu’accentuer le phénomène.
Héros de l’alt-right, Timothy McVeigh, auteur de l’attentat meurtrier contre un bâtiment fédéral à Oklahoma City en 1995, est un ancien combattant de la première guerre du Golfe. Comme les historiennes et les historiens de la guerre nous l’ont appris, le retour du feu n’est jamais anodin pour la société, et les répercussions sont durables. Comment ne pas faire un lien entre la crise démocratique du pays et l’épisode militaire enclenché le 11 septembre 2001 ? Tout le monde en convient : le retour des soldats des terrains irakiens et afghans se passe mal. Chaque année, depuis 2008, 6 000 soldats se donnent la mort. Beaucoup sont de jeunes recrues, mais on constate que des hommes, et des femmes, d’âge plus mûr commettent l’acte fatal. Cette épidémie de suicides dans les régiments inquiète au plus haut point la hiérarchie : leur nombre total dépasse, de très loin, celui des morts au combat durant ces deux guerres (légèrement inférieur à 7 000). Les soldats sont également devenus de grands consommateurs d’opiacés, ces pilules supposées être des antidouleurs mais qui créent d’inquiétants comportements addictifs et, dans certains cas, des overdoses mortelles. La dépression post-traumatique est devenue un mal chronique dans l’institution militaire, à tel point que l’armée a récemment avoué publiquement ses difficultés à enrayer l’épidémie de suicides dans ses rangs. Si elle a réussi à masquer les morts au combat sur les terrains afghans et irakiens grâce à une communication parfaitement maîtrisée, elle reconnaît désormais être dépassée par l’ampleur du problème sur le sol américain.
Mieux traités depuis la guerre du Vietnam, les syndromes post-traumatiques sont pris en charge dans les unités à l’aide de psychiatres et de médecins, mais demeurent très présents dans la vie quotidienne des soldats. Même pour celles et ceux qui consultent régulièrement dans les hôpitaux réservés aux militaires, le risque demeure extrêmement fort de sombrer dans la dépression et de commettre un acte irréparable.
Ce malaise des soldats et de leur famille a trouvé une expression politique. Localement, la présence des bases militaires a de fortes répercussions sur les comportements électoraux.
Les Etats de l’hinterland, qui ont voté massivement pour Trump, sont aussi ceux où les militaires sont très présents. Pour les élections de mi-mandat, qui se tiennent dans quelques jours, le Parti démocrate a intégré l’idée que l’armée était davantage un problème de politique intérieurequ’extérieure.