Business & Finances : Quelle réflexion préliminaire faites-vous de l’évolution actuelle de l’économie mondiale ?
νWalter Mulumba : L’économie mondiale est dans une phase de profonde mutation, avec la modification des équilibres géostratégiques, l’apparition de nouveaux acteurs, l’approfondissement de la révolution technologique et les changements climatiques. Bien que beaucoup de pays soient confrontés à ces mutations, la période actuelle offre des opportunités pour les acteurs capables de prendre des risques pour mieux se positionner sur l’échiquier mondial…
BEF : pensez-vous que dans ce contexte, la RDC compte parmi ces acteurs dont vous parlez ?
WM : La République démocratique du Congo dispose d’atouts non négligeables sur lesquels elle peut capitaliser pour saisir les opportunités qui s’offrent à elle. Tenez : la RDC a connu une période difficile dans sa marche vers le développement au cours des décennies 1980 et 1990. Alors qu’elle avait dans les années 1970 un PIB (produit intérieur brut) par habitant supérieur à la moyenne de l’Asie émergente ou en développement, les décennies 1980 et 1990 ont vu cette tendance inversée. Certes, la RDC connaît depuis les années 2000 une croissance économique moyenne de plus de 5 %. Toutefois, sa transformation structurelle demeure encore lente.
BEF : À votre avis, que faut-il faire alors ?
WM : Il s’avère important de s’interroger sur les scénarios de moyen/long termes auxquels pourraient être confronté ce géant de l’Afrique centrale. Ces scénarios sont la poursuite du scénario tendanciel, le retour à une situation identique à celle des décennies 1980 et 1990, et la transformation structurelle accélérée pour aller vers l’émergence. Si vous voulez vraiment mon avis, je vous dirai que la RDC dispose d’atouts certains pour emprunter le dernier chemin, c’est-à-dire la transformation structurelle accélérée pour aller vers l’émergence.
BEF : Quand devient-on un pays émergent ?
WM : On peut considérer qu’un pays, anciennement pauvre, émerge lorsqu’il suscite l’intérêt et se démarque de la masse de nations sous-développées et situées en marge des échanges mondiaux de biens, de services et d’idées…
BEF : Mais, à partir de quel moment, dans son cheminement vers le progrès économique, peut-on considérer qu’un pays est réellement devenu émergent ?
WM : Un pays devient émergent lorsque son économie peut soutenir un rythme de croissance dynamique pendant une longue période de temps, de sorte que son PIB par habitant puisse au moins doubler en une vingtaine d’années. Cela se traduit généralement par un revenu intermédiaire par tête d’habitant, une ouverture économique au reste du monde et des transformations structurelles et institutionnelles de grande ampleur. À la longue, on espère que cela déclenchera un processus de rattrapage qui permettra à l’économie d’atteindre progressivement le niveau de développement d’un pays de l’OCDE (Organisation des Nations unies pour la coopération et le développement économique, ndlr).
BEF : À vous entendre, on peut dire sans se tromper que la RDC est sur la voie de l’émergence…
WM : La situation en RDC est caractérisée par de forts taux de croissance depuis 2002, une relative stabilité sur le plan macroéconomique, des exportations et des investissements directs étrangers entrants qui ont cru respectivement de 16 % et 22 % entre 2005 et 2015. Des résultats économiques obtenus au prix d’efforts et de réformes visant notamment à améliorer l’attractivité du pays.
On peut aussi remarquer l’existence d’une vision politique à long terme déclinée en un plan stratégique national et des actions opérationnelles depuis 2001, avec les différents programmes économiques du gouvernement, qui visaient d’abord la stabilité politique, le rétablissement de la paix et de la sécurité, la stabilité macroéconomique, la reconstruction, la réduction de la pauvreté, etc. (DSRP, DSCRP 1, DSCRP 2), et qui visent maintenant l’atteinte de l’émergence (PAG 2012-2016, PNSD 2017-2021 et 2022-2030).
En outre, la mise à niveau du service public est en œuvre, notamment avec les projets de renforcement des capacités des acteurs du secteur public (PRC-GAP en 2011), la réforme des entreprises publiques mise en œuvre par le COPIREP, la formation de nouveaux cadres et agents de l’État à travers l’École Nationale d’Administration (ENA), l’Administration publique étant chargée d’assurer l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi du cadre institutionnel garant de la bonne gouvernance.
BEF : Vous dites bien que depuis 2001, il y a une vision politique à long terme. Pourtant, beaucoup reste encore à faire…
WM : C’est vrai que beaucoup de choses restent encore à faire, notamment en ce qui concerne la stabilité politique car les querelles politiques semblent interminables en RDC. Ces tensions politiques empêchent la création d’un consensus national autour de l’émergence et l’appropriation par les populations de la vision, de sorte que chaque leader politique cherche à imposer sa vision au détriment d’une vision de développement qui se doit d’être nationale.
Le climat politique tendue influe aussi sur les flux d’investissements étrangers car personne ne veut investir dans un pays où tous les cinq ans plane l’ombre d’un chaos à cause des échéances électorales. De plus, l’opinion publique congolaise n’est pas assez bien renseignée sur le phénomène d’émergence.
BEF : Vous voulez dire que l’émergence reste un concept étranger et lointain pour la majorité des Congolais…
WM : C’est exact ! En outre, la faiblesse du leadership politique qui, du reste, n’est pas transformationnel, entrave l’adoption par la communauté nationale des valeurs clés pour la réussite du processus d’émergence que sont la recherche de la performance, la discipline et la rigueur dans le travail. La faible diversification des activités économiques, la faiblesse des infrastructures de base, la faible industrialisation du pays sont autant de défis qu’il faut relever pour voir la RDC devenir un pays émergent.
BEF : En considérant tous les pesanteurs que vous énumérez, on est en droit de dire que l’objectif de l’émergence en 2030 est un leurre…
WM : L’objectif affiché par le gouvernement, en 2012, d’atteindre l’émergence en 2030 apparaît non réaliste au vu des prévisions et comparaisons effectuées qui montrent clairement que la RDC ne pourrait atteindre à cet horizon que le niveau des futurs émergents d’aujourd’hui, donc au mieux être un pays à revenu intermédiaire. Quoi qu’il en soit, les jalons de l’émergence ont été posés, et il appartient à chacun d’accompagner le processus par le travail et la discipline. Le processus d’émergence est un travail de longue haleine qui demande un effort national conséquent.
BEF : Quels sont les défis qui se posent à l’émergence de la RDC ?
WM : Les obstacles qui jalonnent le chemin de l’émergence de la RDC sont nombreux, et les défis qu’ils imposent de relever sont immenses. L’un des défis que le pays doit relever est son addiction au secteur minier.
En effet, l’économie congolaise, depuis la période coloniale,
est essentiellement orientée vers l’extraction des minerais dont regorge le sous-sol congolais. En effet, pour les colons, le pays ne devait servir que de fournisseur de ressources minières pour les économies occidentales.
Aujourd’hui encore, les ressources minières constituent la majeure partie des produits exportés par le pays (plus de 80 % des exportations).
BEF : Le défi est donc de taille…
WM : Bien sûr ! D’abord, parce que la plupart des structures de production du pays ne sont pas adaptées à d’autres activités que celles de l’extraction minière. Ensuite, et surtout, parce que la trop forte dotation du pays en ressources minières prisées partout dans le monde laisse comme une impression de richesse déjà acquise.
En effet, on a l’impression qu’en RDC le fait d’avoir un sous-sol richement doté de ressources minières est une fin en soi. Que l’exploitation de cette dotation naturelle exceptionnelle et l’exportation de ces produits devraient suffire pour résoudre tous les problèmes de développement du pays. Ce qui explique sûrement la faiblesse des structures de production manufacturières dans le pays, depuis son indépendance.
BEF : Comment y remédier alors ?
WM : Il importe donc de développer d’autres industries que celles de l’extraction minière, faible en valeur ajoutée et dont les bénéfices dépendent en grande partie de la conjoncture économique mondiale. Une transformation structurelle s’impose afin de transférer les ressources du secteur minier à faible valeur ajoutée vers le secteur industriel manufacturier plus productif.
Quels sont les autres obstacles à l’émergence de la RDC ?
WM : Un autre obstacle à l’émergence est la faible insertion de l’économie congolaise dans l’économie mondiale. Le pays doit davantage améliorer son attractivité et sa compétitivité internationale. L’insertion de la RDC dans la chaîne de valeurs mondiales permettrait non seulement d’améliorer la contribution de l’économie congolaise à la production mondiale, mais aussi de créer de nombreux emplois.
Un des grands défis pour l’émergence est le positionnement de la RDC dans l’économie mondiale par une meilleure insertion de son économie dans la chaîne de valeurs mondiales. La RDC se placerait en bonne position pour attirer des activités de fabrication et d’assemblage de composantes électroniques, grâce à sa dotation en ressources naturelles nécessaires à leur fabrication. Mais aussi l’agro-industrie, l’industrie automobile, les énergies renouvelables…
Les autres obstacles sont la mauvaise gouvernance, pas de centres d’excellence, un secteur financier embryonnaire, une administration et des entreprises publiques inefficaces, un faible taux de desserte en énergie électrique et, surtout, une économie informelle dominante.
BEF : Dans un tel contexte, repenser la politique commerciale nationale s’impose comme une nécessité…
WM : Rien à faire, la politique commerciale de la RDC doit être refondée, avec des ambitions renouvelées et une vision conquérante pour une économie congolaise forte, exportatrice et présente sur les marchés internationaux. Notre pays doit s’adresser à tous les marchés, que ce soit les États-Unis, l’Europe, la Chine ou les marchés émergents.
BEF : Vous parlez de politique, de vision… finalement quelle politique commerciale pour l’économie congolaise ?
WM : La politique commerciale devra donc être traitée parallèlement à d’autres aspects relatifs à la politique industrielle et au contexte macroéconomique. Mais la RDC souffre de nombreux handicaps. Structurellement élevé, le déficit de la balance commerciale de notre pays provient autant d’une baisse continue de notre compétitivité que de son décrochage industriel.
Le redressement de notre commerce extérieur ne pourra faire l’économie d’investissements massifs dans la diversification de notre économie et dans la qualification de la main-d’œuvre congolaise. Dans un tel environnement, le statut quo ne peut subsister. Il faudra s’atteler à une véritable refondation de la politique commerciale de la RDC, laquelle doit être portée sur le long temps par un ministre disposant des compétences et des moyens pour mettre en œuvre cette politique.
BEF : Ce nouvel environnement a des implications…
WM : Il implique une politique plus offensive et des ambitions renouvelées en matière commerciale, dans une vision conquérante du commerce international. En effet, la RDC reste très largement dépendante du secteur minier pour ses exportations dont, en ce moment, les cours mondiaux sont en forte baisse. Le décrochage de l’industrie congolaise, amorcé dans les années 1970, s’est accéléré dans les années 1991-1993 à la suite des pillages de triste mémoire. Afin de partir à la conquête commerciale du monde, cinq grandes mesures de redressement de notre commerce extérieur peuvent être avancées…
BEF : Quelles sont ces grandes mesures ?
WM : Premièrement, moderniser notre politique commerciale en la fondant sur les nouveaux enjeux commerciaux. Deuxièmement, s’ouvrir au monde et démarcher les nouvelles routes commerciales, notamment les marchés régionaux et sous-régionaux, mais surtout dans les pays émergents. Troisièmement, réformer notre architecture gouvernementale et administrative du commerce extérieur pour qu’elle réponde aux défis de ces nouveaux enjeux et de ces nouvelles routes. Quatrièmement, conquérir des parts de marché industriel. Et cinquièmement, favoriser l’export de nos PME (Petites et moyennes entreprises, ndlr).
BEF : Comment moderniser notre politique commerciale ?
WM : Il faut définir les nouvelles frontières de la politique qui tournent autour de nouveaux enjeux. La baisse des droits de douane ne constitue plus l’alpha et l’oméga de la politique commerciale. Les enjeux se concentrent désormais sur les normes sociales, sanitaires, environnementales, la propriété intellectuelle, l’arbitrage et les investissements. Ces enjeux touchent directement la vie quotidienne des citoyens, qui y sont d’autant plus sensibles. Les questions d’investissements sont devenues fondamentales.
BEF : Et comment entrer dans le nouveau monde ?
WM : Le commerce extérieur congolais doit se repositionner massivement vers les nouvelles routes commerciales, c’est-à-dire les zones émergentes en forte croissance. Cette question est stratégique car l’amélioration de nos parts de marché dans le commerce international passe par la hausse de nos exportations dans les pays émergents.
BEF : Comment envisagez-vous la réforme de notre architecture gouvernementale et administrative relative au commerce extérieur ?
WM : Au niveau gouvernemental, un MITI (Ministry of International Trade and Industry) à la congolaise devra être créé. Le lien doit être fait entre la politique commerciale stricto sensu et les divers volets des politiques industrielles, de compétitivité et d’innovation, comme c’est le cas au Japon, aux États-Unis ou en Chine. Le regroupement de ces compétences dans un ministère unique permet d’établir un lien étroit entre les stratégies de protection des industries naissantes de promotion des exportations et de politique industrielle. Ce MITI regrouperait les portefeuilles de l’économie, de l’industrie, du commerce extérieur et des PME-PMI-PMA.
Le ministre du Commerce extérieur s’appuierait sur un Conseil de pilotage du commerce extérieur associant le secteur privé (pas uniquement les grandes organisations, mais aussi quelques chefs d’entreprises emblématiques) qui pourrait, une fois par an, fixer des axes, notamment en termes géographiques et sectoriels.
BEF : Comment conquérir des parts de marché industriel ?
WM : La RDC doit repenser sa stratégie à l’égard de son industrie. Il s’agit d’une question d’avenir et de souveraineté. Il faut atteindre une souveraineté productive en mesure de soutenir la concurrence internationale, d’autant que la question de l’avenir industriel des filières agricoles se pose actuellement avec acuité.
BEF : Quels sont les éléments essentiels de cette stratégie à l’égard de l’industrie ?
WM : En premier lieu, il n’y a pas à choisir entre la vieille industrie et la nouvelle économie. Au contraire, l’industrie peut être réinventée grâce à la révolution numérique. La numérisation change les modes de production. Le design peut être adapté et le processus de production modifié. L’activité industrielle est désormais très éloignée du taylorisme. De ce point de vue, l’industrie devient beaucoup plus émancipatrice pour le salarié.
En deuxième lieu, la base industrielle ne doit pas être laissée aux pays développés. La valeur ajoutée d’un produit ne se mesure pas seulement à la conception, mais également à la fabrication qui peut nécessiter des compétences rares. Les ouvriers de demain disposeront d’une double compétence qui visera à maîtriser les machines tout en adaptant la production au produit.
Enfin, il faut réorienter l’épargne des Congolais vers l’industrie. La mise en place des fonds souverains congolais permettrait de réorienter l’épargne des Congolais vers l’industrie et le secteur des services. Une industrie forte est le seul moyen de redresser durablement le solde de notre commerce extérieur et de trouver un niveau d’emplois plus élevé et équilibré sur le territoire.
BEF : Vous parlez de favoriser l’export de nos PME…
WM : L’objectif est de permettre aux PME congolaises de grandir et les aider à conquérir les marchés internationaux. Il faut offrir aux PME un interlocuteur unique capable de leur montrer l’ensemble des dispositifs. Car toutes les PME n’ont pas toujours les moyens de contacter, d’étudier ou de rechercher l’ensemble des aides dont elles peuvent bénéficier. Cette mission est normalement dévolue à l’OPEC (Office de promotion des petites et moyennes entreprises congolaises). L’aide à l’exportation doit être pensée de façon globale. L’offre devrait être de proposer des études, des informations sur les marchés et, le cas échéant, une enveloppe complémentaire pour les PME exportatrices.