POUR Joseph Kasa-Vubu, futur président du nouvel État au 30 juin 1960, la table ronde économique de Bruxelles est censée se limiter à une simple étude des dossiers devant éclairer le futur gouvernement congolais. La Belgique doit présenter au 30 juin 1960 un inventaire du patrimoine congolais et un exposé clair de sa gestion de la colonie et laisser ensuite au gouvernement congolais le soin de décider librement et en connaissance de cause.
Au 31 mars 1960, la dette publique coloniale est estimée à quelque 45.2 milliards de francs congolais anciens, largement compensée par un actif, qui d’après le dernier bilan patrimonial clos au 31 décembre 1959, se monte à 87 milliards, dont 38 en investissements publics, 6 milliards en investissements paraétatiques et 37 milliards en valeurs mobilières. À cela s’ajoute quelque 4.2 milliards d’équipements culturels et sociaux. L’actif colonial cédé par la Belgique est considérable et le bilan de la colonisation s’est clôturé par un solde créditeur de quelque 46 milliards, compte tenu des investissements privés bien plus importants encore.
Grandes manœuvres
Avant 1960, l’économie de la colonie (Congo Belge) est contrôlée par des groupes belges, dont la Société générale de Belgique, Empain, Lambert, Cominière. Mais il y a d’autres sociétés étrangères, peu nombreuses certes, mais qui sont influentes comme Unilever. Les grandes entreprises coloniales sont en fait managées à partir de la métropole. Concrètement, le Congo est pour la Belgique un « réservoir de matières premières ».
Grâce à sa colonie, la Belgique est le 1er producteur mondial de radium, de diamant, de cobalt, de copal et d’ivoire ; le 2è pour les noix palmistes ; le 3è pour l’huile de palme ; le 4è, le 6è et le 13è respectivement pour le cuivre, l’étain, l’or et l’argent. Les richesses minières et agricoles ont provoqué l’éclosion en Belgique de nouvelles branches d’industrie et la création de nombreux emplois. C’est le cas de la société métallurgique d’Hoboken, qui traite les métaux non ferreux et fournit à elle seule du travail à près de 4 000 ouvriers belges tandis que le traitement du diamant emploie 15 000 ouvriers environ.
L’apport de la colonie à l’économie belge est également considérable dans d’autres secteurs comme les transports maritimes, l’ingénierie… Une étude réalisée en 1960 évalue l’impact du Congo sur l’économie belge à 3,3 % du Produit national brut (PNB) et à 3,6 % du revenu national.
Avant la proclamation de l’indépendance, le Parlement belge vote une loi qui offre aux sociétés coloniales, et de droit congolais, la possibilité de se transformer en sociétés de droit belge. La manœuvre consiste à placer ces entreprises sous la protection de l’État belge dont elles contribuent à l’économie mais aussi à créer des filiales congolaises auxquelles elles feront apport de leurs actifs, à l’exception de la trésorerie. La plupart des grandes entreprises coloniales saisissent la perche tendue et se muent en holdings de droit belge. Ils ne détiennent dans la plupart des cas comme seules participations que la totalité des titres de leurs filiales congolaises. Elles mettent ainsi à l’abri leurs avoirs hors du Congo en cas de nationalisation pure et simple de l’ensemble de l’appareil productif congolais. Il est aussi décidé la dissolution des sociétés à charte d’autant plus que la table ronde économique d’avril 1960 conclut au transfert du portefeuille de la colonie au nouvel État.
C’est le 1ER Ministre Cyrille Adoula qui utilise pour la première fois le vocable « contentieux belgo-congolais » en 1961. Il mène les négociations avec Paul Henri Spaak. Après qu’en avril 1960, Kasa-Vubu a dénoncé le transfert massif vers la Belgique du dépôt d’or qui se trouve au Congo… Pendant les cinq premières années de l’après-indépendance, le sort des entreprises est suspendu à l’évolution politique de l’État. Les conflits armés perturbent la production, les transports, l’exportation et favorisent la fraude des ressources.
D’où le déficit de la balance des paiements que le Fonds monétaire international (FMI) tente de contenir en imposant une restriction dans l’exportation des devises. Les entreprises éprouvent des difficultés pour assurer le service des emprunts et pour verser les dividendes aux actionnaires tout comme pour rémunérer les capitaux. L’inflation a des répercussions sur les dépenses salariales et l’importation du matériel.
Désigné 1ER Ministre et chef du gouvernement, le 10 juillet 1964, Moïse Tshombe est dos au mur face au « contentieux belgo-congolais ». Tshombe se rend alors à Bruxelles pour négocier avec l’ancienne métropole. Des milliards de dollars sont en jeu. Le Congo veut récupérer l’important patrimoine qu’il détient en Belgique, comme les 47 % des actions des usines de Hoboken Overpelt qui raffinent le cuivre congolais et de plus de 500 autres entreprises qui à la veille de l’indépendance ont renvoyé leurs capitaux en Belgique.
L’accord de février 1965
L’accord de février 1965 relatif au « contentieux belgo-congolais » est une étape importante dans l’évolution des actifs belges au Congo. Il consacre le partage de la dette publique de l’ancienne colonie et de son portefeuille. L’État devient donc actionnaire dans de nombreuses entreprises et même actionnaire majoritaire dans d’autres comme l’UNATRA, principale société de transport fluvial. Il fait aussi son entrée dans le capital de l’Union minière à concurrence de 20 %, de la Compagnie maritime congolaise à hauteur de 30 %, de la Forminière à hauteur de 55 %, d’Air Congo à hauteur de 65 %.
Enfin, il devient également actionnaire dans les filiales des sociétés ayant adopté la nationalité belge en 1960 et 1961. Toutes ces entreprises ex-coloniales ont des réserves importantes d’argent qu’elles n’injectent pas dans leurs filiales congolaises, à la rentabilité limitée, sinon nulle. Par ailleurs, les sociétés ex-coloniales qui forment le groupe de la Société générale de Belgique refusent de devenir des sociétés à portefeuille.
Pour Moïse Tshombe, c’est une « victoire historique », en témoigne son retour triomphal dans la capitale. Le précieux porte-documents qu’il brandit contient un portefeuille d´actions d´une valeur d´environ 300 millions de dollars. Mais en réalité, le litige n’est jamais réellement réglé, la Belgique refusant, par manque de confiance et pour sauvegarder l’intérêt des groupes financiers belges restés au Congo, de remettre la totalité des titres du portefeuille aux autorités congolaises.