Bancarisation de la paie des fonctionnaires de l’Etat en milieu rural de la RDC par l’E-banking des sociétés de téléphonie mobile. Topique de l’échec d’une innovation.*

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Nous nous proposons d’analyser la situation d’échec de ce qu’il convient de nommer une innovation pour la rémunération des fonctionnaires de l’Etat en milieu rural en se focalisant sur les interactions des protagonistes à Ilebo, situé dans la province du Kasaï-Occidental, à l’aide de l’approche par la contextualisation ou la sémiotique situationnelle. Ces pages tentent de répondre à la question de savoir: pourquoi cette innovation a-t-elle chaviré pour ainsi connaitre ce naufrage ? Plus explicitement quelles sont les « raisons » qui ont milité en faveur de cet échec ? Comment comprendre ce fait social ? Bien entendu, il entre en ligne de compte pour comprendre ces faits, différents types de médiation: technique, social et culturel. Les questions d’usage et d’utilisation du téléphone portable se mêlent à l’équation discursive.

I. Etat de la question et constat empirique.

Le 31 octobre de chaque année est célébrée comme Journée mondiale de l’épargne qui, au demeurant, va de pair avec une certaine idée de bancarisation des circuits financiers dans le pays. Et selon les estimations de la Banque Centrale de la RD. Congo, le taux d’épargne s’élève à 10% et la bancarisation elle-même est très faible. Deux soucis majeurs animent les dirigeants dans le cadre de la bonne gouvernance: d’une part, élever le taux de bancarisation et, d’autre part, maitriser et assurer le contrôle de l’effectif des fonctionnaires par ce processus. Cependant, la RDC vit une biparité et une scission fonctionnelle en cette matière se traduisant par une forte bancarisation en milieu urbain qu’en milieu rural. Cet état de fait embrigade plusieurs domaines de la vie nationale comme les télécommunications où le milieu urbain est mieux loti que le milieu rural. En dépit de cette situation, ces mêmes sociétés de téléphonie mobile offrent depuis quelques années des services de banque mobile ayant plusieurs dénominations selon le cas: M-pesa pour Vodacom, Airtel- money pour Airtel, etc.

Et ces sociétés de téléphonie mobile, desservant aussi le milieu rural, semblaient, aux yeux du Gouvernement congolais, offrir une opportunité pour l’opérationnalisation, la concrétisation et l’accélération de ce processus de bancarisation en milieu rural pour la paie des fonctionnaires de l’Etat. A peine inauguré, ce recours a révélé très tôt ses limites et ses faiblesses entrainant l’Etat à revisiter sa feuille de route sur la capacité de ces sociétés à se transmuer en agent payeur. Réapparaissaient divers phénomènes tombés depuis belle lurette en désuétude comme le retard de paiement, des nouveaux faits sociaux comme le déplacement des fonctionnaires sur de longues distances pour atteindre le centre de paiement, la bousculade dans le guichet, une longue attente, le coût élevé en termes de séjour, dénuement total, des fortes tensions sociales, etc. Ce sentiment d’échec a amené le Gouvernement à confier et à recourir à l’expertise de Caritas/Congo, une asbl d’obédience catholique et Soficom, une organisation ayant une réputation assez garnie  en matière de transfert d’argent pour le territoire d’Ilebo.

II. Présuppositions épistémologiques et méthodologiques

II.1.Ces interrogations sont à la croisée de trois présuppositions épistémologiques :

II.1.1. La logique des usages et des non-usages des objets techniques de communication est tenue par la rationalité. La bancarisation constitue, par voie de téléphone mobile, une innovation descendante à mettre en parallèle avec les attitudes des usagers en fonction de leurs habitus, leurs croyances, leurs identités multiples et de leur histoire personnelle;

II.1.2. Le repérage des contextes offre une lecture en situation du phénomène envisagé. Le point de référence se situe dans le modèle proposé par A. MUCCHIELLI pour la lecture des faits sociaux sous la dénomination de sémiotique situationnelle ou approche par la contextualisation. Ce modèle consiste à faire apparaitre de différents contextes (ou dimensions de toute situation) […]. Il s’assoie sur les questions : quels enjeux identitaires ? Quelle intentionnalité ? Quel contexte interactionnel ? Quel positionnement ? Quelle qualité de relation ? Quel contexte normatif ? Quel contexte temporel ? Quel contexte sensoriel ? Quel contexte spatial ? La représentation schématique de ce modèle est reprise ci-dessous :

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Selon A. MUCCHIELLI, ce modèle revendique  sept contextes essentiels : temporel, spatial, physique et sensoriel, expressif des identités des acteurs, normatif, positionnement, qualité des relations. Les éléments du contexte répertoriés répondent au principe de double axe mis en avant par l’école de PALO ALTO. En dépit de la nécessité de cette logique, il y a urgence de faire jonction avec les présuppositions sociologiques et anthropologiques qui situent le champ normatif dans le système social à la lumière de la conception de T. PARSONS éclatant le système social global en système social et en système culturel. Il s’agit de dire que toute société comme système social comprend deux éléments ou deux sous-systèmes: structurel et culturel. T. PARSONS, dans ses analyses, distingue le sous-système culturel du sous-système social. Le cadre normatif se situe dans l’ordre des interactions et relève du champ social qui est de tout un ordre que le champ culturel. Le système social porte sur les conditions impliquées dans l’interaction d’individus humains réels. Celui-ci comprend les normes, les règles d’actions, les rôles, etc. Le système culturel comprend les valeurs, les connaissances, les idéologies, c’est-à-dire d’une  manière plus générale, l’ensemble de l’appareil symbolique dont s’inspire toute action sociale. En dépit de cette distinction, une société est, (…) d’abord caractérisée par son système de valeurs. Ainsi, la norme relève de l’axe sociétal et la valeur de l’axe culturel. L. QUERE  semble soutenir un tel point de vue lorsqu’il écrit: le réseau conceptuel de la communication a une teneur axiologique et normative que les objets qui lui sont affiliés sont connectés à des valeurs et à des normes.

Finalement, le double axe devait se muer  en triple axe pour rendre analytique et opérationnel cette approche méthodologique. Il s’agit des axes ci-après: horizontal, vertical et l’intersection ou la jonction. Le premier axe correspond à celui des indices; le

deuxième appartient au champ normatif et enfin, le troisième, le cadre axiologique s’intéressant aux valeurs. Trois paliers se dessinent: le palier des faits, le palier des normes et le palier des valeurs. La quête de sens s’obtient définitivement lorsque les trois axes ou instances se relient; en d’autres termes, la compréhension globale intervient quand les faits sont reliés aux normes et celles-ci aux valeurs. Cet élargissement dans la compréhension et la construction de sens est mitigé dans les travaux d’A. MUCCHIELLI ainsi que dans ceux relatifs à sa sémiotique situationnelle, une autre dénomination de la contextualisation contrairement à l’investissement postérieur d’autres chercheurs. Celui-ci ne repose plus sur la logique de double axe, le référant « ordre » devant subir un éclatement. Nous pensons qu’il s’agit, par contre, d’une équation à trois axes ou triple axe avec cette représentation schématique ci-dessous :

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Ce schéma permet de situer la construction de sens et la compréhension des faits dans une logique ternaire. Ce faisant, il assure l’ordre analytique.

II.1.3. La corrélation entre ces différents faits sociaux s’inscrivent dans la logique de l’analyse communicationnelle. Pour A. MUCCHIELLI, les « faits communicationnels » sont compris comme des échanges ou des « messages envoyés ». Mais, ces échanges et ces messages ont nécessairement une signification par rapport à une situation collective englobant les acteurs concernés par l’échange. La communication donc, pour le dire autrement, c’est un échange entre de quelconques éléments du monde, échange qui veut dire quelque chose pour les acteurs participants à cet échange.

 

 II.2. Assise méthodologique

L’analyse de ce fait social et communicationnel repose sur l’évaluation des certaines modalités ou contextes de la situation ci-aprèst:

  • L’évaluation et modalité temporelle fait allusion au moment du déroulement et la durée de l’interaction;
  • L’évaluation et modalité acquisitionnelle indique comment est-on au courant de la situation et la maitrise des préalables d’effectuation et de réalisation;
  • L’évaluation et modalité de la sociabilité indique les différents acteurs interagissant et leurs différents rapports sociaux;
  • L’évaluation et modalité de l’objet acquiert sa substance dans la nature même de ce qui se réalise en se référant à son essence;
  • L’évaluation et modalité des représentations correspond aux unités discursives et linguistiques révélant d’une prise de positions et l’imaginaire;
  • L’évaluation et modalités des restrictions renvoie aux multiples facteurs inhibiteurs entourant tant l’action dans ces multiples facettes que les acteurs eux-mêmes;
  • L’évaluation et modalité fonctionnelle se comprend comme la croyance réelle à l’utilité et aux fonctions prises en compte;
  • L’évaluation et modalité de lieu consiste à prendre en compte l’espace physique et géographique où se déroule les interactions;
  • L’évaluation et modalité normative renvoie aux normes et aux règles admises ou construites entourant la situation;
  • L’évaluation et modalité axiologique évoque les valeurs essentielles intégrées dans la situation envisagée.

Ces évaluations correspondent à l’analyse des unités repérables reconnus comme des contextes envisageables dans la situation par l’observation directe –sur terrain.