De « fausses » cartes pour dire le « vrai »

Puisque la carte trahit toujours le territoire, pourquoi ne pas se pencher sur les cartes fictives, périmées, utopiques ou imaginaires qui en disent davantage sur notre vision du monde et permettent d’imaginer d’autres sociétés possibles ?

Fin mars, la cartographie suscite la controverse en Grande-Bretagne. La prestigieuse London School of Economics accueille un immense globe de quatre mètres de haut, intitulé The World Turned Upside Down, réalisé par Mark Wallinger. En retournant le globe, l’artiste britannique entendait désorienter les spectateurs. La polémique a enflé rapidement en raison des frontières politiques représentées. Sur ce campus globalisé, des étudiants n’ont pas manqué de regretter l’absence de la Palestine et la mention de Taiwan comme Etat indépendant.

La cartographie est en effet affaire de conventions. Elle est la modalité la plus évidente et courante pour représenter tout ou partie du globe terrestre. Cette surface sphérique ne peut être fidèlement retranscrite sur une surface plane : les choix de projection, les distorsions, le centrage, le découpage de la carte trahissent toujours le territoire. Même lorsque nous employons les outils technologiques les plus performants à l’instar de l’états-unien Google Maps. Le leader mondial peut offrir une mappemonde adaptée au pays où son site est consulté. Ainsi, pour ses utilisateurs russes, Google rattache la Crimée à la Russie, tandis que la péninsule demeure ukrainienne en Ukraine. Pour le reste du monde, une délimitation apparaît en pointillés… La mappemonde de Baidu Maps, le principal concurrent chinois, représente pour sa part un territoire chinois idéal, correspondant au «rêve chinois» cher à Xi Jinping, avec les frontières nationales délimitées par une ligne dorée, englobant Taiwan et l’ensemble de la mer de Chine méridionale.

Si certaines cartes dites scientifiques affabulent, de «fausses» cartes éclairent notre appréhension du monde. Des cartes périmées, utopiques, contrefactuelles, imaginaires ou bien involontairement trompeuses s’avèrent parfois très instructives. 

Elles recèlent une représentation graphique d’une géographie perçue, vécue, espérée ou redoutée par les producteurs de ces œuvres trop souvent négligées. Seules ces cartes peuvent déployer sous nos yeux des manières très différentes de décrire les territoires et d’imaginer d’autres mondes possibles. Cette démarche dénaturalise l’opération cartographique et rend visible ses présupposés sociologiques, économiques, politiques et sémiologiques. Ce faisant, nous sommes invités à réexaminer les catégories «scientifiques» de l’entendement géographique qui tracent une frontière trop nette entre le vrai et le faux. Ainsi, depuis l’Antiquité, les cartes cosmographiques anciennes, orientales comme occidentales, associent étroitement des informations topographiques profanes et des éléments d’une géographie du sacré. 

Elles déterminent différentes centralités qui divisent le monde entre l’Ici et l’Ailleurs, territoire des mécréants, du Paradis terrestre et des portes de l’Enfer. Plusieurs siècles avant la construction des Etats-nations, ces œuvres sacralisent et fantasment les territoires.

Dans l’univers séculier également, les mappemondes anciennes sont par définition incomplètes. Reflétant les limites des connaissances des cartographes sur les territoires lointains, les erreurs de ces cartes nous révèlent parfois la visée et la motivation de ces voyages et explorations : du royaume du prêtre Jean à celui des Amazones, de l’île de Brasil à l’Eldorado, des monts de Kong à Shangri-la, les terres et les mers mythiques permettent de mieux comprendre les conditions de production des savoirs géographiques occidentaux. Les explorateurs portugais ont ainsi pu remplacer symboliquement les populations autochtones par le peuple des «Amazones» dans l’actuel Brésil. Une autre erreur scientifique orna longtemps le midi des globes occidentaux : le continent antipodique. Cette énorme masse devait permettre, pensait-on non sans une certaine logique, d’équilibrer le globe et de permettre au Nord de rester «en haut».

D’autres cartes, dites contrefactuelles, dessinent les contours du monde tel qu’il aurait pu être. Elles restituent les projets inachevés, les futurs espérés et craints par les acteurs du passé. Ces œuvres se sont multipliées lors du premier conflit mondial, représentant l’expansion impériale germanique en Afrique, en Australie et en Amérique du Sud dans un monde où l’Allemagne aurait triomphé. Plus récemment, plusieurs cartes ont été produites pour donner à voir le destin possible d’une Afrique ou d’une Amérique du Nord qui auraient échappé à la colonisation européenne. Ces projections cartographiques nous rappellent que l’histoire, en avançant, écrase les potentialités inabouties du passé et oblitère la vision des vaincus.

Et pour remettre en cause le grand récit de l’Occident sur sa propre domination, certains inventent des faux cartographiques, des forgeries. Afin de démontrer les origines historiques de la puissance chinoise, des dirigeants de Pékin mobilisent aujourd’hui la carte dite de Liu Gang, présentée comme une reproduction de 1763 d’une carte originale de 1418 sur laquelle toutes les principales terres émergées apparaissent – y compris l’Australie, le Groenland et une Californie insulaire. Cette œuvre doit démontrer que l’Amérique a été découverte par les marins chinois de Zheng He près d’un siècle avant Christophe Colomb.

La fiction assumée peut stimuler nos imaginaires géographiques, à l’instar de la carte de l’Océan, rectangle blanc immaculé, de Lewis Carroll dans la Chasse au Snark (1876) qui peut être utilisée indifféremment sur toutes les mers du globe. Plus largement, des générations d’enfants ont rêvé des pirates devant la carte de l’île au trésor dessinée par Stevenson. Les cartes semblent désormais indispensables pour rendre crédibles les univers des œuvres littéraires ou des jeux vidéo, la terre du Milieu du Seigneur des anneaux comme la cité de Los Santos dans Grand Theft Auto. La carte du monde conçue pour le générique de Game of Thrones est le modèle du genre. Inspirée par la cartographie médiévale et l’univers steampunk, elle réinterprète la tradition géographique orientaliste opposant l’Occident féodal civilisé (Westeros) et l’Orient despotique esclavagiste (Essos) en incluant la question actuelle du changement climatique à travers la formule emblématique «Winter is coming».

La représentation de territoires fictifs a permis d’imaginer d’autres mondes possibles, des sociétés idéales. La carte de l’île d’Utopie, qui accompagne la première édition de l’ouvrage de Thomas More, au début du XVIe siècle, en est le prototype. Les cartes d’Al-Madina al-Fadila, du continent Mu ou de la cité des Atlantes constituent l’un des principaux moyens de donner corps à l’utopie, régime politique parfait ou dénonciation des injustices du temps.

Finalement, ces cartes «fausses» pour des raisons différentes nous rappellent un même principe élémentaire de réflexivité : la cartographie exprime d’abord un point de vue. Lequel doit être explicité par l’auteur ou le lecteur afin d’appréhender la «vérité» des cartes.