Merci à ceux qui rouvrent le conflit

La démocratie est exigeante et demande d’affronter le tragique, les responsabilités, l’angoisse. La tentation est grande de s’en remettre à un pouvoir jupitérien, «ni de droite ni de gauche». Un soulagement délétère.

 

Il y a, nous dit M. Touraine, enfin un pilote dans l’avion France (1). Et il est soulagé de ne pas désormais avoir à poursuivre un véritable combat politique, puisqu’avec Macron, on a l’outil parfait qui l’évite, n’étant ni de droite ni de gauche et étant supposé nous avoir évité le pire en faisant barrage au Front national (FN), le pilote peut piloter.

Mais qu’est-ce que ce «soulagement» ? Il s’agit de celui qui naît de la possibilité de vivre dans la mémoire barrée du conflit, ce que Nicole Loraux appelle «le temps non vectorisé de l’histoire», celui «enkysté d’oubli que la politique est par soi conflit», un oubli qui autorise donc à renoncer à la conflictualité démocratique, qui autorise à refuser la victoire des 99 % sur les 1 % pourvu qu’on n’ait pas à prendre de risques et à se battre pour de vrai.

Ce refus n’est pas né avec Macron, il a une longue histoire répétitive et il a aussi un appui idéel puissant, l’idéologie du système. Dans ce cadre, les acteurs sont peu de chose dans le devenir d’une société, car c’est toujours le système qui l’emporte et non les intentions. Il est alors possible de porter beau un certain renoncement à l’histoire chaude. L’idée que l’on pourrait prendre en main son destin tragique s’évanouit dans l’affirmation que le destin plus fort que nous, l’emportera toujours.

Mais, dans toute tragédie, les hommes jouent leur rôle dans l’histoire. Or, c’est de ce tragique que certains souhaitent être délestés. Peu importe que la véritable lutte des classes en soit invisibilisée, pourvu que les puissants restent puissants et souriants. Nulle contradiction retravaillée, juste le mouvement du système capitaliste qui s’amplifie et se reproduit. La mémoire barrée du conflit fabrique de l’histoire froide, de l’histoire-management.

Cette histoire froide appelée des vœux de toute la deuxième gauche, dont l’historien François Furet quand il affirmait «la Révolution française est terminée», a puisé ses sources dans le terreau d’une compréhension des structures, non comme composantes de la vie historique, mais comme obstacle à une pensée du temps de l’événement, du véritable événement celui qui fait rupture subjective et non ridule sur la surface souple du monstre. L’événement qui fabrique des êtres qui savent d’expérience qu’ils ne sont ni simples agents ni pleinement acteurs d’une situation, mais que, malgré tout, ils en sont responsables et qu’ils ont un rôle à jouer sur un autre mode que celui de la bouffonnerie ou de la bêtise.

Car chaque geste qui vient rompre cette fausse concorde vient aussi inquiéter l’immobile amour des chefs, des pilotes dans l’avion. Cet amour lancinant est lui aussi répétitif, et Claude Lefort l’avait analysé comme se nichant au cœur même de la démocratie parce qu’elle exige beaucoup de ses acteurs. Elle exige d’affronter le tragique, la responsabilité, les contradictions, le conflit, l’angoisse de l’incertitude, la déception face à l’erreur tragique. Bref, une condition démocratique sans trêve ni repos. Jean Renoir a raison de comparer l’amour pour la Révolution, l’amour de l’émancipation qui vient, à l’amour érotique. Car ce sont les mêmes exigences qui pointent alors et rendent la vie intense, mais aussi incertaine, les mêmes exigences qui nous rendent parfois aussi fragiles que solides.

C’est dans cette infractuosité de la démocratie que les chefs peuvent trouver leur pouvoir de séduction et venir combler l’espace de jeu laissé par la place vide. Lorsqu’un roi, chef de parti, pilote, figure rassurante et paternelle occupe cette place, il fait régresser les êtres démocratiques à la situation d’enfants qui aiment leurs parents car ces derniers les protègent des adversités et de l’incertitude. La place peut être occupée aussi par une idéologie solide, à laquelle chacun peut s’identifier, et l’indétermination démocratique vole alors aussi en éclats au profit de certitudes quasi divines, jupitériennes en fait.

Avec Emmanuel Macron, le pays est confronté à une combinaison remarquable, l’idéologie néolibérale naturalisée et le chef qui est là pour l’appliquer. En expliquant que les Français ont envie que cette place vide soit désormais occupée, entendez par un exécutif fort et actif qui va, grâce à sa volonté réelle, transformer de fond en comble le pays, ce qu’il propose à chacun, c’est de redevenir ce petit enfant insouciant. Insouciant malgré le terrorisme, malgré la guerre, malgré l’exercice de la domination entrepreneuriale au cœur de toutes nos institutions publiques et privées, malgré l’esclavage qui redevient banalité du mal à l’ombre de l’Europe.

Mais ce sont justement des enfants qui ne sont pas d’accord et manifestent pour dire qu’ils ne veulent pas vivre dans ce monde-là ni de droite ni de gauche, sans conflit et sans libertés démocratiques. Ils nous le disent sur les pancartes et banderoles brandies dans le froid de l’hiver : «Laissez-nous étudier», «La destruction de l’éducation est toujours le premier pas des dictatures», «1968, 2018, ils la célèbrent, nous la ferons».

(1) Macron par Touraine, éd. de L’Aube, février.