Vers une dictature financière mondiale ?

À ceux qui pensent que la finance disposerait d’un gouvernement de l’ombre qui agirait à la manière d’une organisation secrète aussi influente que le « Spectre » de Ian Fleming dans James Bond, il est ici utile de souligner que de plus en plus de voix se font entendre pour dénoncer les dérives de la financiarisation globale et les risques qu’elle engendre.

EN EFFET, les critiques traditionnels de la finance qu’étaient les partis situés aux périphéries et aux extrêmes des champs politiques ne sont plus les seuls à mettre en garde contre l’hyper financiarisation. La culture populaire s’y est mis également – notons le succès du film « the Big short » et des documentaires dédiés aux acteurs de la crise de 2008 – ainsi qu’un certain nombre d’économistes de tout premier plan qui voient dans l’augmentation de la part de la finance dans la production de richesse mondiale un risque de décrochage du tissu productif. Le premier motif d’inquiétude est la montée en puissance considérable du « shadow banking », à savoir la « finance de l’ombre » pratiquée par des acteurs non-bancaires. 

Elle a dépassé les 50 000 milliards de dollars en 2019, soit près de 15 % des actifs financiers mondiaux. Or, cette finance parallèle est majoritairement dominée par la Chine et par des fonds d’investissements très exposés sur les fintechs ainsi que sur les prêts à effet de levier, d’où une incapacité à chiffrer le risque y afférent. 

Or, paradoxalement, l’avènement de ces acteurs non bancaires est une résultante de la pression régulatrice exercée sur les banques depuis la crise financière de 2008, ainsi que des évolutions géopolitiques.  D’un côté, la « compliance » est devenue l’Alpha et l’Oméga du secteur bancaire, contraignant ce dernier à désormais embaucher plus de juristes que de banquiers. De l’autre, la politique de sanctions américaine dès lors qu’une transaction est effectuée a rendu les acteurs bancaires traditionnels quasiment paranoïaques face au risque d’amendes record, favorisant l’émergence de nouveaux protagonistes pouvant s’affranchir de ce type de règles. 

De fait, au-delà des régulations visant à entraver les circuits de financement du terrorisme, le changement de mode de pression des USA sur ses adversaires en passant de l’affrontement armé à la pression économique avec des sanctions à l’encontre de pays tels que la Russie a obligé ces acteurs à « financiariser » et complexifier leurs circuits, contribuant à les rendre plus opaques. 

Des systèmes de compensation se sont mis en place, fragilisant encore plus les acteurs normés en les court-circuitant. Autre élément favorisant la progression de cette finance parallèle : les fonds d’investissements, qui pourtant collectent de l’épargne publique, ne sont pas soumis aux mêmes règles drastiques que les banques. Ils peuvent donc investir dans des secteurs plus risqués, voire même s’affranchir de règles pourtant élémentaires.

« Krash » ou « Bug »

Quant à la technologie, au nom d’un idéal d’efficacité et de progrès, elle a eu des effets dévastateurs sur les circuits financiers et a accru leur fragilité. Deux évènements illustrent particulièrement cette nouvelle donne et la prééminence de la technologie sur l’économie réelle. À quelques jours d’intervalle, le monde a assisté à la réduction de moitié de la capacité de production de pétrole de l’Arabie Saoudite suite aux attaques de drones d’une partie des installations d’Aramco. 

En même temps, Wall Street s’alarmait d’un « bug » informatique sur le marché des prêts interbancaires américains, faisant craindre un effondrement de la bourse américaine. 

D’un côté, des milliards de dollars d’infrastructures utilisées chaque jour pour produire de l’énergie ont été anéantis, de l’autre, un ordinateur est devenu fou. Le verdict est sans appel : dans un cas, la bourse de Ryad a chuté de 3 points. De l’autre, le taux d’intérêt des prêts interbancaire a été multiplié par 5 en une journée, pour se fixer à près de 10 %, soit l’antichambre de l’apocalypse financière.

En bref, l’on craint moins aujourd’hui un « Krash » qu’un « Bug », ce qui signifie que la prochaine récession pourrait être totalement déconnectée de l’activité humaine. À l’image de la voiture autonome qui confondrait une ombre avec un humain et causerait un accident mortel, les algorithmes de la finance peuvent mal interpréter une ou plusieurs données et entraîner une cascade d’évènements terribles, une réaction en chaîne qui assècherait l’accès aux liquidités.

Dans ce contexte, le ré ancrage de la finance dans l’économie réelle est inévitable Ceci d’autant plus que la contrainte climatique, qui est au cœur de l’actualité, devra nécessairement faire monter en puissance les instruments financiers qui contraindront les acteurs à être plus vertueux. 

Or, le retour au-devant de la scène du pétrole à un moment où les énergies renouvelables ou alternatives progressent moins vite que prévu vient ajouter à la complexité de ce calendrier.

La conjonction de ces éléments peut entraîner, à terme, la pire des dictatures sur le plan mondial. Celle d’une finance invisible, désincarnée, s’appuyant sur une technologie débridée et un environnement juridique de plus en plus complexe. À l’image du combat des Horaces et des Curiaces, s’ouvre donc une séquence fondamentale dans l’histoire de l’humanité où il nous faudra faire des choix douloureux. L’objectif ici n’est plus de réguler la finance – elle avance trop vite pour les législateurs – mais d’en réduire de manière drastique l’importance afin de replacer l’économie réelle au cœur du tissu productif.