Un libertaire n’attend pas de transformations sociales significatives de la participation aux élections au sein des régimes représentatifs professionnalisés qui sont les nôtres. La démocratie naît difficilement de dispositifs oligarchiques. Pragmatique, il ne se désintéresse pas pour autant de l’effet de la campagne présidentielle actuelle sur la tendance à l’aimantation du débat politique par une hystérie identitaire ultraconservatrice, et ce jusqu’à la gauche (de Roms en déchéance de nationalité en burkinis).
De ce point de vue, le ralliement de hiérarques du PS à Emmanuel Macron au nom de la lutte contre le FN apparaît comme un prétexte opportuniste de la part de politiciens amnésiques depuis longtemps quant aux différences entre gauche et droite. Or, le risque d’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, qui n’apparaît pas encore en mesure d’atteindre plus de la moitié des suffrages exprimés au second tour, n’est pas immédiat.
Par contre, après la légitimation soft de thèmes frontiste par le sarkozysme et les déceptions du hollandisme, une nouvelle avancée des probabilités de réussite de Le Pen est susceptible de naître de la victoire annoncée du technocrate-banquier néolibéral. Avec une politique accrue de libération des riches et de pression sur les services publics et les dispositifs sociaux, plus à droite que celle de François Hollande qu’il a inspirée, les déceptions risquent encore une fois de s’accroître.
L’abstention des couches populaires et moyennes du salariat trouverait des raisons d’approfondissement comme un basculement supplémentaire vers le vote lepéniste. Plus, le centre patronal sous vide, dit «Macreux», gâcherait la crédibilité de toute rénovation politique par son usage marketing. Par ailleurs, la recomposition macronienne de l’espace politique faciliterait la constitution à droite d’un groupe de ralliés au FN rejoignant Philippe de Villiers et Robert Ménard. Les élections municipales de 2020 seraient un bon tremplin pour ce nouvel attelage potentiellement gagnant en 2022. Pour contrer l’extrême droitisation, il nous faudrait une gauche redonnant la priorité à la question sociale (revenus du travail contre ceux du capital, lutte contre la précarité, réduction massive du temps de travail, etc.). Mais une question sociale associée à des enjeux forts de la période et permettant de réinventer une gauche du XXIe siècle.
Une question sociale passée au crible des urgences écologiques et climatiques, porteuse d’un nouveau modèle de développement, rompant avec le préjugé croissantiste selon lequel le plus serait nécessairement le mieux dans la production comme dans la consommation. Une question sociale adaptée à une société pluriculturelle, pour laquelle le dialogue interculturel et le métissage sont des valeurs à déployer. Dans un contexte de prégnance idéologique de l’extrême droitisation identitaire, le combat contre le néolibéralisme, s’il veut renouer avec un horizon d’émancipation individuelle et collective, ne peut pas esquiver la valorisation du pluriculturel dans des solidarités et des coopérations internationales. Il y a une beauté éthique et politique de la polyphonie des cultures à réenchanter comme l’Américain Dennis Lehane dans son roman noir Ce monde disparu (World Gone By, 2015) : «Donc elle devait descendre d’une lignée africaine, qui s’est ensuite mélangée à des Espagnols et à quelques Blancs. […] Ce que j’aimais chez ta mère, c’est que le monde entier se reflétait sur son visage. Quand je la regardais, j’avais parfois l’impression de voir une condesa se promener dans son vignoble en Espagne. A d’autres moments, je voyais une Africaine rapporter à sa tribu l’eau de la rivière. Je voyais tes ancêtres traverser des déserts et des océans, ou marcher dans les rues de la vieille ville en chemise à manches bouffantes, une épée au côté…»
Ces liaisons entre le social, l’écologique, le pluriculturel et l’internationalisme ont à s’inscrire dans des dispositifs radicalement démocratiques, faisant vivre l’autogouvernement des peuples dans une rupture avec la représentation oligarchique et la professionnalisation politique. Cependant, l’autogouvernement du peuple ne va pas, dans une acception libertaire de la démocratie, sans l’autogouvernement de soi. Et chaque soi est singularité, car traversé de manière unique par une diversité de cultures et d’appartenances collectives. Question sociale, question écologiste, question pluriculturelle, question internationaliste, question démocratique et question des individualités : s’esquissent là les contours globaux d’un projet refondé d’émancipation.
Les candidats à la présidentielle qui se rapprochent, imparfaitement et avec hésitation, de cette configuration ont notre sympathie. Cela concerne la parole ordinaire et révolutionnaire de Philippe Poutou, liant combat ouvrier et solidarité avec les migrants. C’est le cas aussi de la fragilité tranquille de Benoît Hamon, assailli de coups bas et alors peu audible pour défendre un projet réformiste où un social prioritaire intégrerait pleinement la lutte contre les discriminations sexistes et racistes. Jean-Luc Mélenchon, incarnation de l’homme providentiel à l’ancienne (du type «la gauche, c’était mieux avant»), semble plus ambigu. Les rigidités d’une vision de la laïcité en retrait par rapport à l’esprit de tolérance de la loi de 1905 comme un étatisme centraliste aux penchants nationalistes ne l’aident pas à incarner une ouverture pluriculturelle sur le monde.
Marine Le Pen 2022 ? Le compte à rebours a commencé. Le plus important viendra après la présidentielle, dans les alternatives à l’extrême droitisation qui pourront naître des initiatives citoyennes locales, et surtout de leurs convergences et de leur coordination, qui manquent aujourd’hui cruellement. A la différence du flou confusionniste d’un «populisme de gauche», il y faudra une démarcation infranchissable entre la vision du peuple multicolore en chemin vers l’émancipation et celle d’un peuple de la fermeture identitaire et nationaliste. Et cultiver un goût quotidien de la découverte et une éthique de la curiosité. «Nous savons si peu du monde», lance l’explorateur Percy Fawcett dans le dernier film de James Gray, The Lost City of Z.
Philippe Corcuff est l’auteur de Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Editions Textuel, 2014.