Il n’est pas inutile de se reporter trois mois en arrière pour trouver quelque réconfort dans les résultats du premier tour. Se souvenant qu’on pronostiquait un second tour qui opposerait François Fillon et Marine Le Pen, on se dit que, malgré tout, on a évité le pire : une situation insoutenable qui aurait conduit de nombreux électeurs se reconnaissant une sensibilité de gauche à voter au second tour, la mort dans l’âme, pour faire barrage à l’extrême droite. On craignait également que les trois dernières années, marquées aussi bien par le traumatisme répété des attentats terroristes que par la crise migratoire, n’entraînent un raz-de-marée irrépressible en faveur du Front national (les chiffres les plus fantasmatiques étaient avancés comme un épouvantail invérifiable : un FN à 30 % !) ; qu’on se réveillerait donc le 24 avril avec le sentiment nauséeux de vivre dans un pays profondément divisé, gangrené pour moitié par une xénophobie galopante, animé des passions les plus négatives (la peur, le ressentiment, la colère), comme l’Amérique l’automne dernier.
Il n’en est rien et la comparaison s’arrête là. Sans doute le Front national a encore progressé, il s’installe chaque jour davantage dans le paysage ; et rien ne serait plus grave que de trouver une telle situation ordinaire, sans s’en inquiéter et s’indigner de son éventuelle banalisation. Rien ne serait plus irresponsable que de cesser, désabusé ou résigné, de combattre son idéologie délétère, oubliant de rappeler encore et toujours ce que son racisme constitutif, ses amalgames outranciers, ses simplifications caricaturales, sa véhémence de comptoir ont d’intolérable. Il importe donc d’en appeler dès aujourd’hui à une mobilisation intransigeante, pour éviter, le 7 mai au soir, la plus mauvaise et la plus démoralisante des surprises. D’autant plus que suivront les élections législatives, avec le risque probable, au vu de la défaite du parti Les Républicains, d’alliances scélérates qu’il importera de dénoncer, dès lors qu’elles auraient pour effet de favoriser une forte implantation du Front national au Parlement.
Cela dit, il n’est pas vrai qu’une large partie de la société a basculé massivement dans une adhésion forte à l’idéologie régressive du parti nationaliste et xénophobe. 21,3 %, c’est beaucoup, c’est trop ; mais ce n’est pas un basculement. Et l’on peut se dire légitimement, au matin du 24 avril, que finalement, cette société malmenée, fragilisée, exposée aux tentations les plus régressives et à de réels traumatismes collectifs, toujours propices aux aventures les plus périlleuses, a encore quelques ressources morales et politiques – celles-là même qui attachent à la démocratie – qui lui permettent malgré tout de résister.
La seconde leçon que l’on doit tirer du premier tour, toujours en songeant à ce qui se clamait sur tous les tons il y a quelques mois à peine, c’est que le désir d’une politique «de gauche» qui se réclame de ses idéaux et de ses principes – ce désir que d’aucuns voudraient renvoyer aux oubliettes de l’histoire – n’a pas disparu du cœur des électeurs. C’est le sens du score inattendu obtenu par Jean-Luc Mélenchon.
Sans doute, la défaite du Parti socialiste est historique, son unité n’est qu’un lointain souvenir, les appareils sont sanctionnés. La recomposition d’une force d’alternance crédible sera difficile et chaotique. Et il est vrai que c’est en soi une source d’inquiétude, pour peu qu’on se demande quelle alternance se profilera demain, à supposer que le candidat du mouvement En marche soit élu.
Mais lorsqu’on rassemble les voix qui se sont portées sur Jean-Luc Mélenchon (19,6 %), celles qui ont gardé leur fidélité à Benoît Hamon (6,4 %) et une partie non négligeable des 24 % qui ont choisi Emmanuel Macron, avec la conviction que c’était le meilleur moyen ou la meilleure chance d’éviter que l’élection ne soit confisquée lors d’un second tour opposant Les Républicains au Front national, il est clair que, même divisé, le socle des électeurs qui se trouvent de ce côté de l’échiquier a une consistance. Il est fracturé assurément, il est peu probable même que ce qui sépare les uns des autres ne soit pas irréductible et que le rêve de rassembler et d’unir ses forces composites ne soit pas une utopie. Pour autant, il n’est pas vrai, contrairement à ce que d’aucuns voudraient croire, que l’on assiste à une irrépressible droitisation de l’électorat. Il ne faudrait pas, autrement dit, que la division, pour problématique qu’elle soit, exclue qu’un dénominateur commun soit recherché : celui du refus partagé de toute «casse sociale», au nom du libéralisme, d’une réduction significative des inégalités, qui ne se contente pas de favoriser l’égalité des chances à l’école, aussi nécessaire soit-elle.
A supposer que le candidat d’En marche soit élu, il serait juste qu’il soit comptable de ce socle. Ce serait même d’autant plus nécessaire que ce premier tour porte une troisième leçon : l’importance du vote populaire en faveur de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen. Il faudra toujours se méfier de l’adjectif «populaire», mais à supposer qu’il renvoie aux catégories les plus défavorisées de la population, ceux que les crises successives, la désindustrialisation, le chômage de masse… auront frappés de plein fouet, le fait que leur vote se soit porté aussi massivement sur ces deux candidats mérite réflexion.
S’il est vrai qu’il signale une désaffection de cet électorat à l’encontre des partis traditionnels, nourrie du sentiment que les élites politiques qui se sont partagé le pouvoir depuis des décennies l’ont abandonné, c’est la fracture qui en résulte qui doit être impérativement corrigée par le candidat d’En marche opposé à celle du Front national. Voilà l’enjeu du second tour : qu’à aucun moment cette «marche» puisse être soupçonnée de l’entretenir, qu’elle sache faire rêver de justice sociale et pas seulement d’une modernité ou d’une modernisation qui resteraient étrangères à cette aspiration.